Au Japon, depuis l'aube des années 60, sévit un des hommes les plus dangereux de l'histoire de la musique populaire. Une silhouette svelte et sombre : cape noire, chaussures noires, cheveux noirs, lunettes noires. Samouraï du blues ayant semé la terreur en terre nippone plus de dix ans avant un autre monstre de sa trempe, Keiji Haino, qu'il aurait aussi bien pu enfanter lui-même. Un guerrier à la bravoure inégalée, un ascète suivant un code d'honneur à toute épreuve, un tyran ne souffrant pas qu'on fasse obstacle à sa vision musicale : l'image du bruit le plus pur. Non, je ne parle pas de Merzbow mais bien de Takashi Mizutani. Et en lieu et place de sabre, notre homme n'a besoin que de sa guitare. À la tête de sa horde, Les Rallizes Dénudés, il s'en va pourfendre la pop et le blues en une tempête hurlante qui laissera vos tympans lacérés et ensanglantés.
La démarche jusqu'au-boutiste des Rallizes Dénudés s'inspire de la plus stricte éthique live : aucun enregistrement studio, aucune parution officielle. Les seuls témoignages de leurs ravages seront tirés de captations live pirates. Ainsi, c'est du plus fameux de leurs enregistrements, le '77 Live, dont je vous parlerai ici. Mizutani base l'ensemble de ses prestations sur l'improvisation bruitiste, sur les sons qu'il parviendra à faire cracher de ses amplis suppliciés. Mais – contrairement au sus-cité Keiji Haino – Mizutani fait partir ses impros d'une structure pré-établie que s'efforce de jouer le groupe en arrière-plan. Comme un pur bluesman, le guitariste prend appui sur une grille répétée en boucle, sur une dizaine (parfois même une vingtaine de minutes). C'est aussi en cela que Takashi Mizutani est dangereux ; pas seulement à cause de l'ampleur de son bruit, mais bien parce qu'il nous laisse le temps de prendre nos repères avant de nous prendre à revers et de nous fourailler joyeusement les entrailles. Gros pervers, va...
On s'imaginerait presque partir sur un morceau ordinaire, avec une batterie basique, une petite ligne de basse pépère et des accords bidons en arrière-plan. Mais c'est alors qu'on commence à se sentir en sécurité que la toute-puissante tornade de décibels se met à nous dévaster. Il est difficile de rendre justice par écrit au déferlement infernal, à la vision d'Apocalypse qu'incarne le jeu de Mizutani. En écoutant un enregistrement tel que « Night of the Assasin » (pris au hasard, n'importe quel morceau fait aussi bien l'affaire), je me fais l'impression une âme esseulée, piégée au milieu d'un ouragan qui m'inflige une nouvelle entaille à chaque seconde qui s'écoule, et que la seule chose qui m'empêche d'être emporté et détruit par la tourmente c'est une poutre métallique solidement fixée au sol à laquelle je m'accroche désespérément. Cette poutre, c'est le backing-band de Mizutani, le reste des Rallizes Dénudés. Ceux qui s'acharnent à répéter le même motif en boucle, pendant plus de dix minutes, qui doivent comme nous rester droits et supporter les excentricités du samouraï possédé. Ceux-là constituent nos seuls alliés et leur importance est capitale car ils nous permettent de nous tenir debout pour pouvoir assister au spectacle. S'ils n'étaient pas là, il y a fort à parier qu'on se perdrait totalement dans le chaos noisy de Mizutani, écrasé par une manifestation du sublime kantien. Mais l'homme est malin, vicieux même ; il aura tout prévu, pour faire en sorte qu'on garde juste assez de forces pour se contenter de rester là pour le contempler dans toute son immensité alors qu'il nous rit au nez, l'écume aux lèvres.