« - Tu es perdu. - Alors, dois-je arrêter ? - Non, car si tu arrêtes, tu es perdu. »
L’égarement c’est un mouvement particulier, paradoxal parce qu’on ne peut pas l’interrompre, pas l’arrêter, serait-ce en abdiquant. S’avouer vaincu, c’est encore entériner l’égarement, c’est se perdre au carré, c’est se laisser déborder par la déperdition ; c’est pourquoi la seule manière de répondre à l’égarement, c’est de chercher, et chercher encore, même si on ne trouve pas son chemin : mais cela, n’est-ce pas encore être perdu ? Que ce soit par l’abandon ou par la résistance, dans les deux cas on est perdu, et l’égarement c’est justement cela, l’impossibilité d’en sortir, l’absence de toute issue, un chemin qui est une absence de chemin, une absence de chemin vécue comme une clôture, comme l’impossibilité de s’en sortir, ne pouvoir s’en sortir qu’en continuant à chercher malgré l’absence de toute sortie, de toute issue. L’égarement exige qu’on en sorte ; l’égarement interdit qu’on en sorte. Commençons par définir l’égarement comme une recherche qui ne connaît pas son but, « je sais pas ce que je cherche là-dedans », « qu’est-ce que tu vas chercher », bref, c’est quand on cherche quel est l’objet de la recherche, c’est une recherche qui ne sait pas ce qu’elle cherche. Envisagé ainsi, l’égarement, c’est la contradiction du nécessaire et de l’impossible, c’est quand il faut faire l’impossible, c’est quand l’impossibilité de la recherche exige la recherche, c’est quand la recherche est nécessaire justement parce qu’elle est impossible. Mais si toute recherche commence par se chercher elle-même, par s’efforcer d’identifier son objet, si toute recherche s’origine dans l’incapacité à chercher, toute recherche n’est-elle pas acte de surmonter ou de traverser sa propre impossibilité, acte rendu possible (et nécessaire) par sa propre impossibilité, acte fécondé par ce qui l’entrave ? Le dire plus simplement : se perdre, cela mène à baisser les bras, à dire « tant pis, j’abandonne », comme on dit « j’ai perdu » ; mais quand on est perdu, n’est-ce pas aggraver l’égarement, que de le stopper net ? La seule manière d’en finir, n’est-ce pas de continuer à se perdre ? Se perdre, et se perdre encore, pour finir, enfin. Ou plutôt : encore, pour finir. Ou plutôt : pour finir, encore. Pardon, je m'égare. Faire cesser l’incessant par l’interruption de toute cessation, négation de la négation qui est encore une négation, impossibilité de s’en sortir qui est aussi une impossibilité d’en finir. L’égarement est sa propre négation et sa propre affirmation : se suicider (« dois-je arrêter ? ») ce serait reconnaître, accepter, assumer l’égarement et cela serait s’y soumettre et s’y abandonner. L’égarement, au contraire, exige qu’on y résiste, exige qu’on cherche à le surmonter. Mais tenter de le surmonter, n’est-ce pas avouer qu’on est perdu, n’est-ce pas encore dévier, aller à la dérive ? Qu’on s’abandonne à l’égarement ou qu’on y résiste, dans les deux cas on se perd. On perd. On est perdu, dans la passivité, dans la possessivité du participe qui nous pénètre et nous prend, sans qu'on sache "comment ça se fait". L’égarement, c’est justement cela : être pris dans un mouvement qui nous possède, qui nous précède, comme une vis a tergo sur laquelle on ne peut pas se retourner, qu’on ne peut pas faire sienne, parce que dans toutes nos réponses c’est encore elle qui parle : l’égarement, c’est quand je suis possédé par ce que je cherche à faire mien, c’est quand toutes mes tentatives de sortir du problème sont des reconductions du problème, c’est l’ironie du « tel est pris qui croyait prendre ». D’habitude, on a des problèmes, mais on sait les identifier, on sait ce qui ne va pas dans notre vie : s’être fait larguer, trop fumer, trop boire, être paresseux… Mais comment faire quand le problème tient précisément à l’impossibilité d’identifier le problème ? Quand le problème nous prive des moyens de le comprendre, de le diagnostiquer ? « Je sais pas ce qui m’arrive », « je sais plus où j’en suis », « je sais pas ce qui m’a pris ». Bref, je sais qu’il y a quelque chose en moi, mais j’ignore quoi. L’égarement, ce n’est pas le tâtonnement. Tâtonner, c’est trouver son chemin en cheminant effectivement, c’est quand le « méta-hodos » est contenu dans le "hodos". Le tâtonnement est un mouvement qui, depuis son déploiement effectif, parvient à se réfléchir lui-même, un mouvement qui, d’aveugle, devient progressivement orienté, parvient à s’orienter du seul fait qu’il « se lance ». L’égarement au contraire c’est la négation de tout plan, fût-il improvisé et élaboré à mesure qu’il s’effectue, c’est un écart perpétuel par rapport à la norme de son mouvement, qui ne saurait se récupérer en un cheminement orienté. Le tâtonnement peut encore spatialiser : quand on tâtonne, on se déplace dans le noir, mais le mouvement permet progressivement de comprendre ce qu’on a autour de soi, on tend les bras, on touche la porte, on reconnaît la porte à la texture, ce n’est plus l’espace qui pré-conditionne le mouvement, lui fournit ses coordonnées initiales, c’est le mouvement qui déploie, tâte et comprend l’espace, et se donne les moyens de s’y orienter lui-même. Dans le tâtonnement, il y a une cécité initiale du mouvement, mais cette cécité peut être dépassée, le mouvement parvient à rétablir des distinctions là où il n’y avait que l’indifférenciation du noir total, parvient à restaurer les distances là où tout n’était à la fois que proximité absolue et profondeur pure. Dans le cheminement normal, c’est l’espace qui rend possible le mouvement ; quand on tâtonne, c’est le mouvement qui spatialise l’espace où il se meut. À la fois le tâtonnement ouvre l’espace et en même temps il chemine dans l’espace, le tâtonnement est à la fois mouvement vers l’espace et mouvement dans l’espace (c’est pour ça qu’on tend les bras). Tâtonner, c’est certes ne pas pouvoir s’élever à une vue d’ensemble de ce qu’on a autour de soi, c’est certes être rivé au tout proche, aller de proche en proche, dire « ok là c’est la paroi de la porte donc juste en dessous c’est la poignée donc juste derrière c’est le couloir, etc. ». Tâtonner, c’est recréer de l’horizon malgré l’obscurité, mais un horizon absolument immédiat, constamment en gestation, tout proche de l’actualité qu’il rouvre. L’horizon du mouvement tâtonnant, c’est un horizon à peine virtuel, quasi-réel, à portée de main. Et puis quand on tâtonne, l’horizon devient second par rapport à l’ici-même qu’il ouvre. Dans la lumière, on sait où on est, on est quelque part dans un tout plus vaste, l’ici se définit par référence à un ailleurs qui le situe dans l’espace : je suis dans la chambre, et je sais parfaitement, clairement, qu’à l’étage du dessus il y a une autre chambre, qu’à l’étage du dessous il y a la cuisine, et de l’autre côté du couloir les toilettes, etc. Être dans la lumière, c’est être situé, c’est avoir une saisie holistique de l’espace et une saisie relative de l’ici ; être dans le noir, tâtonner, c’est saisir tout ailleurs par référence à l’ici, comme un prolongement, une continuation de l’ici. Ce n’est plus l’ici qui se définit par rapport à l'ailleurs, c’est l’ailleurs qui se définit par rapport à l’ici. Étrange sensation, qui plus est, que de mettre un pied devant l’autre quand on tâtonne : on ne sait jamais sur quoi on va tomber, si on va tenir debout ou pas. On ne sait jamais, il y a peut-être un trou qu’on avait oublié, ou peut-être qu’on va glisser sur quelque chose, de toute façon dans le noir tout est possible. C’est peut-être ça, le plus déstabilisant, quand on tâtonne : c’est que le sol du mouvement est saisi au terme du mouvement, que le site est éprouvé comme un résultat, et non comme une origine préalable. Et puis il y a aussi la peur de se cogner, parce qu’on ne peut plus rien anticiper, parce qu’on ne peut prendre conscience d’une chose qu’une fois qu’elle est tout contre nous, parce qu’on n’a plus aucun « recul », aucune capacité de prévision. C’est peut-être aussi pour ça qu’on tend les bras : pour recréer de la distance, pour faire de son toucher un regard, pour introduire la distance du visuel dans l’immédiateté du tactile. Et puis quand on ne voit plus rien, on n'a plus la notion des distances et des rapports : voir, c'est toujours voir des relations, on voit une totalité ordonnée, un ensemble, un "champ de vision" ; le toucher, au contraire, est enfermé dans la ponctualité, dans la localité des sensations actuelles, purs atomes sensuels dépourvus de tout horizon, privés de toute insertion dans une totalité plus vaste. Alors on touche un peu partout, c'est justement ça à la base tâtonner, c'est poser ses mains un peu partout pour reconstituer des relations par le toucher. C'est sûrement pour ça qu'on n'arrive même plus à savoir si on est à deux pas, ou à dix pas de la porte de sa chambre, parce que dans le noir, quand notre sensorialité se réduit au seul toucher, on n'a plus aucun moyen d'évaluer les distances : peut-être est-ce encore pour ça qu'on tend les bras, pour se donner un étalon des distances. Et pour cause : tâtonner, c'est s'efforcer de remonter à l'espace pur depuis les contenus spatiaux, essayer d'évaluer les distances spatiales en identifiant par le toucher les objets qui y sont insérés. Quand on voit, en un sens on voit l'espace lui-même, parce qu'il y a un vide entre nous et les choses, parce qu'on ne voit rien sans distance du voyant au vu, et c'est justement ça qui nous permet de voir des trucs dedans, ou plutôt disons que perception de l'espace et perception des contenus spatiaux sont simultanés ; dans le toucher tâtonnant, c'est le contenu qui vient d'abord, et on remonte à la forme après, par son truchement. Cela, ne serait-ce que parce que tâtonner c'est se demander sans arrêt "où suis-je ?", c'est un mouvement qui ne cesse de se penser lui-même, de s'auto-corriger, de se réajuster à ce qu'il touche, à ce sur quoi il bute. Le tâtonnement, c’est aussi essayer de retrouver le sens de l’entre-deux, c’est ça qu’il y a dans l’idée d’horizon, la présence de ce qui n’est pas encore, l’avenir comme à-venir. Dans la pénombre non, les choses sont là ou elles ne sont pas, soit on sent les choses au bout de ses doigts, soit elles n’existent pas du tout, et il faut recréer de l’entre-deux, réintroduire de l’absence. C’est ça, le tâtonnement : faire tout son possible pour recréer de l’intermédiaire, ne surtout pas être enfermé dans le « tout ou rien », dans l’être et le néant, parce que quand l’être c’est ce qui est, là, en ce moment, on éprouve surtout l’immensité du néant, parce qu’être c’est s’affirmer, c’est devenir, c’est s’ouvrir en quelque sorte. Ouverture du regard, et au contraire autisme du toucher, enfermement en soi, en sa propre actualité. Il faut de l’entre-deux, il faut que ce qui n’est pas soit, sinon c’est très grave, parce qu’il n’y a plus de poussée, plus d’élan, plus d’allée vers ce qui n’est pas encore. Certes, c’est ça tâtonner, donc il y a quand même mieux. Mais malgré tout, quand on tâtonne, on arrive à avancer, à s’orienter. Donc si tâtonner c’est être un peu perdu à la base, quand on tâtonne, on parvient à trouver depuis l’absence même de repères la possibilité de recréer des repères, on a encore de quoi passer de la cécité à la vision. Se perdre au contraire, c’est se lancer dans un mouvement qui ne peut se reprendre, se rendre lui-même possible, qui ne peut produire progressivement, maladroitement mais quand même, les conditions de son propre cheminement. C’est le contraire qui se passe, c’est comme quand on dit à quelqu’un « tu t’enfonces », tu crois t’améliorer et en fait tu empires. On est vraiment perdu quand toutes nos tentatives pour trouver notre chemin nous égarent encore plus, quand la résistance au problème est une aggravation du problème. L’errance c’est perdre son chemin mais c’est aussi la dissonance que produit cette déperdition, quand on n’a plus aucun moyen de le retrouver. Errer, ce n’est pas seulement ne pas avoir de solution au problème : c’est aussi ne pas avoir de solution pour trouver la solution, n’avoir aucun repère, c’est être dans une obscurité totale. Comme on dit quand on joue à un jeu de société, "donne-moi un indice, je suis perdu" : eh ben être perdu c'est justement ne pas avoir d'indice, de piste, n'avoir ni la solution ni le moindre moyen de la trouver. C’est, à la lettre, ne pas avoir de « méthode » : parce qu’on peut se tromper, et quand même avoir les moyens de se corriger, même si c’est un peu bancal ; là non, juste on ne sait pas, et on ne sait pas par quel moyen il serait possible de passer de l’ignorance au savoir, on est enfermé dans le cercle de l’ignorance et il faudrait un impossible saut pour en sortir. Il y a l’errance, mais il y a aussi l’errance d’errer : on perd son chemin, et on se perd au carré parce qu’on est ballotté de la recherche à l’égarement, de la réorientation à la déviation, que l’un passe dans l’autre sans arrêt, et que cette confusion est égarante à son tour. On erre d’errer parce qu’on ne sait pas si on est encore en train d’errer ou si ça y est, on tient quelque chose, on tient le bon bout, on n’en sait rien. Être perdu ce n’est pas juste avoir dévié du chemin et pouvoir le retrouver si on cherche bien, ce n’est pas juste avoir perdu de vue le contenu qu’on cherche, c’est avoir perdu de vue les critères qui permettent de discriminer les bons et les mauvais contenus. C’est être « déboussolé » : on n’a pas seulement perdu le chemin mais aussi la boussole, on n’a plus accès aux repères qui permettraient de se réorienter. Confusion thématique, mais aussi méta-confusion critériologique. Et il faut continuer. Non pas pour retrouver son chemin (c’est impossible) mais pour faire quelque chose, pour faire, tout court, mieux vaut s’abandonner qu’abandonner : peut-être que la seule manière de surmonter l’égarement c’est de s’y livrer entièrement, de se laisser conduire par l’absence de chemin. Comme dit Zaz : « éblouie par la nuit ». C’est comme quand on est perdu en forêt : on avance, on croit aller tout droit, et au bout d’un moment on se rend compte qu’on tourne en rond, avancer c’est revenir au point de départ. C’est ça l’égarement : c’est la confusion des pôles, la fusion des contradictoires, l’impossibilité d’espacer l’espace, tout ailleurs n’est plus qu’un retour à l’ici, il n’y a plus d’autre horizon que le retour au même, et il faut continuer à se mouvoir dans ce cercle parce que le cercle c’est à la fois le mouvement indéfini, qui n’est arrêté par aucun angle droit, par aucun mur, et le mouvement sur place, qui revient toujours à son point de départ ; bref, parce que le cercle c’est l’immobilité du mouvement et la mobilité de l’immobile, c’est à la fois le maximum du mouvement et le maximum de la fixité. L’égarement c’est le cercle : comme on dit, « je tourne en rond ». C’est la raison pour laquelle l’absence d’issue, fût-ce dans l’abdication, fait partie de l’égarement : parce que la déperdition, c’est l’oscillation d’un contradictoire à l’autre, la double impasse, le renvoi indéfini de l’un à l’autre. L’égarement provoque aussi bien la nécessité d’en sortir (être perdu, c’est vouloir retrouver son chemin) et l’impossibilité d’en sortir (être perdu, c’est être sans issue, enfermé dans le cercle de l’égarement). C’est pourquoi l’égarement, c’est aussi l’inconscience, c’est ne pas savoir ce qu’on est en train de faire, perdre toute maîtrise et puiser sa force dans l’oubli, c’est chercher à construire quelque chose, improviser, faire semblant que ça ait un sens, que ça aille quelque part, même si on ne sait pas soi-même où on veut en venir, et puis tout laisser s’échapper, que tout s’effrite, que tout nous glisse entre les doigts, comme du sable. Être perdu et le savoir, c’est se retourner sur soi-même et se dire « mais qu’est-ce que tu fous ? » ; surtout pas « mais qu’est-ce que je fous là ? » : c’est le « je » qui discorde, non le « là ». Oui, c’est cela, être perdu : et moi aussi, je suis perdu. L'égarement : avancer dans le doute ; avancer, dans le doute.