Je me réjouis de voir depuis une dizaine d’années se multiplier les enregistrements consacrés à Nicolas Gombert (vers 1495 – vers 1556). C’est d’ailleurs grâce à cette relative efflorescence discographique que j’ai fini par découvrir le compositeur vers 2012. Les deux disques que lui a consacrés dans les années 1990 le regretté ensemble britannique Henry’s Eight pour l’éditeur Hyperion ont compté parmi les précurseurs.
Tant pour la qualité des œuvres ici réunies que pour l’interprétation, cet enregistrement reste à mon goût le meilleur jamais consacré à ce compositeur — en attendant peut-être que l’excellent ensemble Beauty Farm aborde le Credo à huit voix ou Lugebat David Absalon.
À la différence de l’ensemble Huelgas associant voix féminines et voix masculines, Henry’s Eight opte pour une approche plus musicologique en excluant toute chanteuse (« Mulieres in ecclesiis taceant »), mais aussi les voix de garçons. Les parties supérieures sont donc tenues par deux falsettistes, les excellents Declan Costello et William Towers. Gombert composait pour Charles Quint ; l’Espagne de la Renaissance ayant été réputée pour ses falsettistes, cette option de Henry’s Eight paraît tout à fait recevable.
En même temps, la chapelle de l’empereur comportait bien des garçons. Gombert avait même été nommé « maître des enfants » (chanteurs). Il fut d’ailleurs condamné aux galères pour avoir eu des relations sexuelles avec un des chanteurs de la chapelle, probablement un des garçons, sans qu’on puisse en être sûr — que cela ne dissuade pas le lecteur curieux de découvrir son œuvre magistrale ! À ma connaissance, il n’existe aucun enregistrement consacré à Gombert avec des voix de garçons : sans doute non en raison des turpitudes du compositeur, ce qui serait assez ridicule, mais du fait de sa redécouverte relativement récente, de la rareté des bonnes maîtrises, du répertoire souvent assez fermé de ces dernières et de la période de vaches maigres traversée par l’industrie discographique, qui n’invite pas à l’audace.
Que dire des œuvres enregistrées à présent ? Parce que j’adore la musique, je déteste en parler. Et ce n’est pas seulement parce que je ne suis que mélomane et piètre musicien, avec un bagage théorique assez léger. Je ne sais plus qui a pu dire que parler de musique, c’était un peu comme vouloir danser sur l’architecture… À la différence de son collègue Nikolaus Harnoncourt, très prolixe dans les livrets de leurs enregistrements des cantates de Bach, Gustav Leonhardt n’écrivait jamais rien. Il disait d’ailleurs volontiers : « Je joue pour ne pas parler. » Parler de la musique n’est pas la faire entendre. Mais il faut bien dire quelque chose pour essayer de partager ici mon goût pour cette musique… Alors, essayons !
Le Credo à huit voix qui ouvre ce disque compte parmi les plus grands chefs-d’œuvre de Gombert et de la musique du XVIe siècle. Plutôt que pour les quatre voix habituelles, Nicolas Gombert composait volontiers pour cinq ou six voix, voire huit comme ici, ou même douze dans son sublime Regina Cœli (enregistré par Paul Van Nevel avec son ensemble Huelgas et Paolo da Col avec l’ensemble Odhecaton). La musique de Gombert se caractérise par un goût non seulement pour les structures polyphoniques denses, mais pour les longues lignes mélodiques. Si rien ne l’atteste, on considère que Gombert fut probablement élève de Josquin des Prés. Comme lui, en tout cas, il recourt abondamment au procédé d’imitation (répétition d’un motif mélodique d’une voix à une autre). Les passages homophoniques sont rares dans son œuvre, ce qui rend proprement saisissant, dans ce Credo, le déclamatoire « resurrectionem », avant l’amen final, où les voix qui s’étaient de nouveau séparées sur le « mortuorum » se rejoignent petit à petit sur la seconde syllabe du puissant « Amen ». Harmoniquement, Gombert réserve maintes surprises : les accords planants du « Et incarnatus est » (que l’on retrouve à la fin dans le « Confiteor unum baptisma ») ou encore les brèves dissonances semées avec soin qui vous font vous demander si vous avez bien entendu ce qui vient de se passer. L’animation du contrepoint relance constamment l’intérêt de l’auditeur, qui ne voit pas passer ces douze minutes.
Autres moments forts de ce disque, le Media vita in morte sumus à six voix, d’une gravité hypnotique, ou encore le Lugebat David Absalon dont le début sonne bien sûr de façon très familière, puisqu’il s’agit pratiquement de la même musique que celle de la première partie du Credo ouvrant l’album. Les similitudes entre les deux pièces sont nombreuses par ailleurs. Longtemps les compositeurs n’auront pas de scrupules à recycler ainsi leur musique la plus réussie, du fait de l’absence des techniques d’enregistrement qui leur auraient permis de réentendre ad libitum la musique dont ils étaient les plus fiers. Je mentionnerai enfin le
Salve regina* à quatre voix intitulé Diversi diversa orant (« Différentes personnes prient des choses différentes ») : un joli tour de force qui mêle plusieurs textes et mélodies mariales sans rapports entre eux, avec un minimum d’altérations rythmiques et mélodiques pour leur permettre d’être chantés simultanément.
Les huit membres de l’ensemble britannique, dirigés par le Canadien Jonathan Brown, présentent les qualités techniques habituelles des formations anglaises similaires. Les deux falsettistes sont même bien supérieurs à celui de Beauty Farm, ensemble vocal récent que j’adore pour ses voix graves, mais qui souffre d’un Bart Uvyn au timbre terne et aux aigus tendus. Loin de la froideur que les critiques français reprochent aux musiciens d’outre-Manche, parfois non sans fondement mais le plus souvent, j’en ai l’impression, par conformisme ou par automatisme, les chanteurs de Henry’s Eight font preuve d’un engagement sans faille, insufflant à ces œuvres de Gombert la passion qu’elles réclament.
Découvrir et acheter l’album sur le site d’Hyperion :
https://www.hyperion-records.co.uk/dc.asp?dc=D_CDA66828