Rodolphe Burger débute sa carrière musicale au tout début des années 80 avec le groupe « Dernière Bande », qui deviendra quelques années plus tard « Kat Onoma » (« Comme son nom l’indique » en grec). Le groupe s’articule alors autour de Rodolphe Burger à la guitare et de Guy « Bix » Bickel à la trompette. Fortement influencé par Lou Reed et Ornette Coleman le groupe réussit à créer une musique novatrice pour l’époque à contre-courant de la cold-wave anglo-saxonne alors dominante. Il écume les scènes underground en y déversant ses flots de riffs rampants et de trompette hallucinée.
Les textes sont fortement marqués par la littérature américaine, entre autres Jack Spicer qui lui inspire une adaptation musicale de « Billy The Kid » un recueil de poèmes écrit en 1959. L’album du même nom sort en 1992 et connaîtra un joli succès en France.
Trop à l’étroit dans le monde du rock et travaillé par ses envies d’explorations sonores, Rodolphe Burger quitte le groupe au début des années 2000. Il crée son propre studio d’enregistrement dans le grenier d’une vieille ferme isolée dans le Val de Villé où il est né. C’est au creux de cette vallée aux allures insulaires, entre les plaines d’Alsace et les forêts vosgiennes, qu’il produit deux albums de Jacques Higelin (« Amor Dolorosa » et « Coup de foudre ») au moment où celui-ci est en plein doute artistique . Il y monte un festival annuel « C’est dans la vallée » (qui vient de fêter ses 20 ans), et bien sûr se lance dans une carrière solo.
Il revient là à ses premiers amours que sont la philosophie et la littérature allemande, celle des Goethe et Büchner surtout. Il retrouve ses racines dans ce vaste territoire qu’est l’espace rhénan où les ondes telluriques de l’électro-pop allemande ont déposé un sel nouveau.
De sa période solo je vous conseillerais « Valley Sessions », une compilation de ses standards dans de toutes nouvelles versions où se déploie tout en nuance son jeu de guitare très typique.
Sorti en 2013 « Psychopharmaka » est un véritable OVNI musical assez inclassable (et c’est tant mieux après tout !). Un mélange de techno, d’électro-pop et de rock classique où l’on croise aussi bien Kraftwerk que Trio (dont il reprend « Da Da Da »), Brahms et Schubert (« Gute Nacht ») et des textes inspirés par Nietzsche, Goethe ou encore des écrivains du courant dadaïste.
« Tu vois, l’électro, je me rends compte qu’elle est plus allemande qu’autre chose. (…) Ce sont de vrais mélomanes, dans un perpétuel mouvement créatif, à inventer de nouvelles formes musicales parfois de manière assez radicale. Et puis ils ont cette exigence du son qu’on ne retrouve pas vraiment en France ou en Grande Bretagne »
« GOOD », son 8° album solo, est le point d’orgue de cette lente maturation artistique.
Le minimalisme instrumental étonne d’emblée et peut sans doute en rebuter beaucoup : une batterie digitale, un synthétiseur et une contrebasse. C’est à peu près tout. Mais la magie opère dans ce joli contraste entre les notes suaves et légères du synthé et la voix rocailleuse du chanteur. De ces tonalités qui s’opposent se crée une sorte de champ magnétique vers lequel on se sent irrésistiblement attiré.
La guitare est très peu présente, nettement moins dominante que sur les productions précédentes, à peine quelques bruissements de-ci de-là. Ce qui est central ici ce sont les poèmes. La profondeur et la forme rythmique des textes sont bien rendus par le parlé-chanté
Les influences américaines ne sont pas oubliées pour autant. L’ombre de Samuel Becket plane sur « Good » le titre d’ouverture, tout comme T.S Eliot dont il reprend des extraits de poème dans le sublime « Waste Land ». e.e Cummings avec sa poésie fragmentée colle bien au phrasé du chanteur et s’intègre aisément à l’ensemble.
« Hard Time » un blues rugueux directement emprunté à Skip James et « Painkiller » sont des plages un peu plus nerveuses et nous replonge dans l’atmosphère envoûtante de « Cheval Mouvement » son premier album solo.
Parmi les poètes contemporains français Olivier Cadiot signe « Poème en or » un texte tourmenté et poignant sur le deuil. Dans sa quête éperdue de communion avec le disparu le narrateur finit lui-même par ne plus rien voir ni entendre.
« Rien ni personne » est très surprenant dans sa mise en forme avec ces « blancs », des temps d’arrêt sur les mots pour les laisser agir et en accentuer parfois les contresens. L’idée affleure déjà sur « Poème en or » mais est plus développée sur ce titre. Le texte est un poème de Michel Deguy écrit en 2003 en mémoire de Léo Ferré.
« An Lili » est inspiré d’un poème de Goethe (« Holde Lili »). Il s’adresse à Anna Elisabeth Schönemann le premier grand amour de l’écrivain dont il parlera encore à la fin de sa vie : « Elle a été la première que j’ai vraiment aimée. Je puis dire qu’elle a aussi été la dernière ». (Et quelle ne fut pas ma stupeur d’apprendre que cette dame est inhumée non loin de chez moi. Le monde est petit, le paradis aussi !)
« Lili » marquera profondément l’œuvre du poète :
« Holde Lili, warst so lang
All mein Lust und all mein Sang”
(“Douce Lili, tu as été si longtemps
Tout mon plaisir et tout mon chant »)
Le poème est magnifiquement habillé par les musiciens. C’est tout le projet de cet album, celui d’une musique qui n’est pas là en simple décor sonore mais vraiment au service du texte.
« Lenz » est le titre de clôture. Il est basé sur un texte de Georg Büchner dans lequel il relate un épisode de la vie du dramaturge Jakob Lenz qui dans son errance se serait perdu dans les forêts vosgiennes et aurait fini par sombrer dans la démence. Une très belle plage là encore.
On pourrait nous aussi craindre de se perdre dans cet album aux influences très diverses, mais l’ensemble est étonnamment cohérent. Une série de variations sur les thèmes du deuil, du désespoir, de l’errance et de la folie à travers les âges, les territoires et les cultures. Dans cette forêt sombre percent néanmoins de belles trouées de lumière qui doivent beaucoup à la voix apaisante de la contrebassiste Sarah Murcia. Ces poèmes nous parviennent alors en épanchements murmurés au creux de l’oreille.
Mon billet se veut aussi un petit hommage à Rodolphe Burger que je suis et écoute depuis presque 40 ans. Un musicien qui a souvent œuvré dans l’ombre des grands : Higelin donc, mais aussi Alain Bashung, Françoise Hardy ou encore James « Blood » Ulmer.
Un artiste humble, discret et très attachant.