Qu’il s’agisse de III (Crystal Castles) ou de Held (Holy Other), on parle de fantômes, mais différemment. Spectaculaire pour les premiers, intimiste pour le second, leur musique électronique connaît toutefois des fortunes différentes dans leur réalisation. Ainsi, Crystal Castles sombre avec III dans la caricature de fête foraine, façon maison hantée, après avoir fait ses preuves dans une nouvelle forme de dance funèbre et parfois bruitiste. Held révèle au contraire un homme qui, caché derrière le pseudonyme d’Holy Other, parvient par magie à nous rendre chaleureuse la compagnie des âmes errantes. La légèreté de ce dernier triomphe face à la machine devenue tristement calibrée de Crystal Castles. Une machine dont tout le monde ou presque semble se satisfaire (*), mais qui n’a comme seule vertu que d’écraser tout sur son passage.
Précisons d’entrée que le duo de Crystal Castles n’a jusqu’à présent jamais fait dans la dentelle. Pour autant il faut reconnaître qu’il a su créer une électro schizophrénique tiraillée entre déluges bruitistes effrayants (souvent sous l’impulsion de Alice Glass, chanteuse survoltée) et mini-tubes dancefloor nocturnes. La formule n’a pas bougé d’un iota après un II (2010) absolument spectral, chargé de beats lourds, de synthés gorgés de réverbérations et autres basses mortifères. Held de Holy Other est aussi peuplé d’idées sombres mais celles-ci se traduisent différemment. Quand les rythmes de Crystal Castles semblent porter des chaussures de plomb, ceux de Holy Other fluctuent, s’échappent. Held dévoile des mélodies qui ondulent, des voix hésitantes, fragiles, hantées par une beauté qui n’a rien de terrestre. On pourrait dire qu’Holy Other a composé ici la bande-son d’une sorte de film poétique sur les expériences post mortem. C’est aussi captivant que troublant.
En intitulant son nouveau disque III et en affirmant son imagerie gothique initiée sur la pochette de II (on y voyait une petite fille déambulant dans un cimetière), Crystal Castles clame haut et fort sa volonté de poursuivre dans la même voie. Mais cela se traduit malheureusement par de l’immobilisme, et non par une continuité dans la qualité. L’énergie (la folie ?) d’Alice Glass a disparu. Avant, lorsqu’elle s’époumonait, elle nous faisait presque peur. Douce, elle nous cajolait comme une Mylène Farmer brune. Aujourd’hui qu’elle a laissé sa colère de côté, ses vocalises éthérées, atones, nous laissent froid. Et lorsque son compère cherche à nous effrayer par ses sons délabrés, sursaturés, il nous casse maintenant les oreilles, notamment par des effets beaucoup trop appuyés (insupportables filtres sur « Insulin »). C’est à croire que Crystal Castles a gardé le marbre des tombes, mais a oublié le tourment des âmes qui s’en sont enfui.
Le voyage de ces esprits qui nous survolent semble a contrario fasciner Holy Other. On imagine les personnages qui peuplent Held nous regarder de là-haut, nous envoyer des messages qu’on ne saisit que par bribes. On croit deviner un « I love you » distinct (« U Now »), des appels au secours (« Nothing Here »), une prise de contact désespérée (« In Difference »)… En ce sens, le drap qui flotte sur la pochette de Held rend admirablement compte de ces remous, ces caresses tristes que sont les chansons de cet anglais (dont l’identité est gardée secrète) qui parvient à nous faire partager ses idées funestes sans jamais hausser le ton. Il y a finalement quelque chose d’intouchable, d’impalpable dans la musique de Holy Other. Du sacré. Ce qui nous fait dire qu’il n’a pas choisi son nom par hasard !
Entre Crystal Castles et Holy Other, deux conceptions musicales du macabre s’opposent. Ces visions auraient pu être complémentaires, mais force est de constater qu’au-delà d’un territoire commun, celui des morts, Held et III n’ont pas grand-chose à partager. En ce qui concerne Holy Other, nul doute que ce premier disque, mortuaire et paradoxalement bien vivace (à la différence du Crystal Castles, figé dans une formule), ouvre une nouvelle voie, entre le Little Lost Soul de The Third Eye Foundation et la beauté glacée d’un Burial. En revanche, pour Alice Glass et Ethan Kath tout semble à refaire, le duo se heurtant déjà à des limites qu’ils se sont eux-mêmes imposés en ne voulant surtout rien changer.