Jo Ha Kyū
Jo Ha Kyū

Album de Gaspar Claus (2013)

Gaspar Claus aime bien tisser des ponts entre musiques traditionnelles et contemporaines. Le violoncelliste parisien, proche du collectif Farewell Poetry avec qui il a récemment collaboré, n'en est d'ailleurs pas à son premier essai puisqu'il a sorti en 2011 avec son père, le guitariste espagnol Pedro Soler, Barlande. L'album, sorti chez Infiné, mêlait alors habilement les compositions modernes de Claus avec l'univers flamenco de Soler. Le grand écart réalisé ici sur Jo Ha Kyū est de plus grande envergure et, surtout, beaucoup plus surprenant pour nos oreilles occidentales. L'œuvre a été publiée chez le label nippon Modest Launch, puis chez Important Records outre-Atlantique et, une chose est sûre, ne laissera quiconque indifférent.


Né de la rencontre à Tokyo entre Gaspar Claus et dix musiciens et chanteurs traditionnels et contemporains japonais, Jo Ha Kyū prend racine dans le riche terreau de leur culture ancestrale, terreau dont se nourrit fortement la scène avant-gardiste locale. Au programme des collaborateurs, la liste est aussi longue qu'impressionnante : Ryuichi Sakamoto à son instrument habituel, Hiromichi Sakamoto (violoncelle et arrangements électroniques), Kazuki Tomokawa (voix, guitare), Yoshihide Ōtomo (turntables), Sachiko M (arrangements électroniques), Kazutoki Umezu (saxophone soprano, clarinette basse), Keiji Haino (voix, guitare électrique), Leonard Eto (wadaiko — tambour traditionnel), Kakushin Nishihara (voix et satsuma biwa — instrument à cordes traditionnel à plectre en éventail) et enfin Eiko Ishibashi (voix, piano, batterie). La parenthèse des crédits semble indispensable, tant chacun des contributeurs apporte sa touche personnelle à une œuvre forte en contrastes, livrant un véritable panorama sonore.


Album de contrastes donc, autant au regard de la diversité des instruments et des cordes (vocales) que de la façon dont ils sont utilisés et usés jusqu'à la moelle. Les incursions électroniques s'apparentent au début à de légers glitchs, évoluent en grésillements intempestifs et dégénèrent en rafales et déflagrations meurtrières. Les voix se veulent tout d'abord douces, aux allures de mantras, deviennent paroles, puis chants et se muent en cris. Les cordes sont effleurées avec prudence pour éveiller nos sens, sont pincées lorsqu'elles ont notre attention, qu'elles lacèrent ensuite violemment, sans retenue aucune, soutenues par le bois massif de leur instrument respectif qui se joint au tumulte. Les touches du piano et les percussions sont caresses, de plus en plus rythmées, et se transforment en martèlements pour mieux imprégner la forme des doigts et des mains des musiciens sur nos tympans.


Toutes ces variations d'intensité sont le cœur de cette hallucinante improvisation, qui prend son inspiration dans un second aspect de la culture traditionnelle japonaise : le 'Jo Ha Kyū'. Trois mots, trois mouvements : introduction (ou pénétration), déchirure et enfin accélération sans fin. Telle est la traduction de ce concept du VIIIe siècle qui se retrouve dans de nombreux arts traditionnels (danse, écriture, théâtre, arrangement floral, cérémonie du thé, musique..). Cette forme de composition ancestrale sert ici de socle à cette sonate, divisée ainsi en 3 mouvements — à l'image du visage triple de l'illustration de Daijiro Morohoshi —, pendant lesquels les protagonistes vont dévoiler toutes les facettes de leur art.


Après avoir réveillé tour à tour leurs instruments, tels des sportifs s'échaufferaient avant un sprint, un dialogue s'installe au fur et à mesure, lié par un violoncelle tout en tension, qui semblerait prêt à jaillir. Son interaction avec le biwa, notamment, laisse s'exprimer toute la beauté de ces instruments. Une fois l'équilibre installé, la rupture pressentie par les craquements sourds du violoncelle peut avoir lieu. Le navire dirigé par Claus se fend alors progressivement et, au rythme des attaques électroniques, rompt, puis sombre dans une plainte désespérée de cordes sous les salves impitoyables. Sa chute laissera cependant peu de répit à l'auditeur. Initié et mené par les percussions, le sprint final prend alors place. Son objectif ? Pulvériser tous les records, écraser toutes les limites, anéantir toute résistance. Les intervenants se joignent progressivement à cette course orchestrée effrénée et, lorsque le violoncelle surgit sournoisement en serpent assassin, il entraîne avec lui armées d'instruments, hurlements et déluges de bruit blanc, qui vont déferler sur nos conduits auditifs, prisonniers de cette marmite bouillonnante jusqu'au climax fatal. À la fin de la tempête, face au gouffre laissé par cette écoute, on tente de retrouver quelques repères, de regagner un équilibre familier. En vain.


L'album, déjà très complet, est agrémenté de 3 pistes bonus sur la version CD japonaise (2 autres sur la version US), duos où le violoncelliste prolonge ses expérimentations avec certains contributeurs à l'album précédemment cités, sortes de premières prises de contact. Le choc doit certainement être encore plus frontal sur scène, où a pu les rejoindre le prolifique guitariste Jim O'Rourke. Il faudra certainement quelques écoutes pour habituer l'oreille (avertie) à ces sonorités, pour pouvoir ensuite s'y abandonner entièrement, se laisser submerger dans cet univers étranger et happer dans ce maelström terrassant. Œuvre aussi singulière que passionnante — et absolument indispensable —, Jo Ha Kyū est tel un fleuve, au calme trompeur, aux eaux imprévisibles et au courant fulgurant et dévastateur.


http://www.swqw.fr/chroniques/experimental-modern-classical/gaspar-claus-jo-ha-kyū.html

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le 11 sept. 2015

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