Ombres portées
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le 28 oct. 2015
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Compositeur et musicien italien, Valerio Tricoli est surtout réputé pour ses travaux et son approche particulière de la musique concrète. Après un premier album solo en 2006, Metaprogramming from Within the Eye of the Storm, il collabore notamment avec Thomas Ankersmit, Fabio Selvafiorita (pour le très torturé Death By Water) et plus récemment avec Bill Kouligas, boss du label berlinois PAN. Outre ses travaux en solo ou duo, le compositeur fait également partie de l’intriguant et inétiquetable quatuor italien 3/4HadBeenEliminated, auteur il y a quelques années d’un Oblivion des plus intéressants. Son second album solo, intitulé Miseri Lares, vient tout juste de sortir chez PAN et risque fort d’en laisser plus d’un déstabilisé. Annoncé comme son magnus opus, l’œuvre est extrêmement dense — près de 1h20, tout de même — et follement habitée.
Si sa dernière sortie avec Kouligas annonçait déjà la teneur de ce nouvel album, Miseri Lares (« misérable maison » en latin) possède un grain de folie qui le rend autrement plus passionnant. À grand renfort de field recordings et de textes, Tricoli ajoute des éléments narratifs à ses expérimentations concrètes pour nous plonger dans des délires paranoïdes, jusqu’à nous y faire prendre goût. Jonché d'hallucinations auditives comme autant d'éléments déclencheurs de notre schizophrénie refoulée, cet album se déroule dans une autre réalité, une réalité dans laquelle cette maison puise dans la santé mentale de son occupant pour mieux leurrer ses sens et lui faire perdre la raison.
Des textes des poètes italiens Dante Alighieri et Guido Ceronetti, ainsi que des passages de L'Ecclésiaste, d' H. P. Lovecraft, d' E. M. Cioran et de Tricoli lui-même sont lus au travers de l'œuvre. Des écrits principalement marqués par le désespoir et l'horreur donc, qui renforcent notre sentiment de malaise et dont on ne saisira que peu de mots, comme si délestés de leur consistance. Des lèvres et des langues – italiennes et anglaises –, textures désincarnées qui donnent l'effrayante impression de caresser nos oreilles de leur proximité. Aux allures de voix intérieures et parfois d'incantations, elles oppressent, affolent et noient notre esprit dans leur flux immatériel.
Tricoli joue ainsi sur l'ambiguïté des sons – concrets et captés – pour brouiller nos repères, extérieurs comme intérieurs, et instaurer un climat des plus angoissants. La Distanza, recueil de l’œuvre poétique de Ceronetti et premier titre épique en deux temps, présente le théâtre des événements : une maison hantée et gangrénée par la désolation. Les souffles concrets sonnent étrangement organiques, tels des râles d'âmes égarées alertées par notre présence. Les voix se déversent, les éléments se déchaînent (pluie, orage), les portes claquent, comme les battements cardiaques de ce lieu qui souhaiterait faire affluer les esprits dans ses veines, dans une ambiance désabusée et magnifique. Sur Hic Labor Ille Domus et Inextricabilis Error, les souffles deviennent plus corrosifs, désagrégeant nos tympans et rongeant à petit feu notre âme, alors que des animaux sauvages se chargent de nos chairs. La perdition et la peur sont vos seuls compagnons dans cet Enfer de Dante.
"Tell me the truth.. Tell me what happened.. THE SMELL!!! .. There was a tape recorder, where is the tape?"
Dans le terrifiant Das Schräg Haus, on distingue des bribes de conversation dans un magnétophone à la bande distordue par des hurlements d'animaux, avant qu'un piano ne décompte au loin nos dernières secondes imparties dans le monde réel. Quelques silences sont également insérés dans les plus longs morceaux, des artifices pour nous faire tendre l'oreille et mieux nous sauter à la gorge. Aucun répit ne sera donc accordé. Sans rentrer dans le détail de chaque facette de son œuvre, Tricoli développe un univers cauchemardesque, riche et cohérent, et dont le niveau de détail des field recordings et de ses manipulations électroniques fascine. Il faudra attendre le titre final, In Your Ruins Is My Shelter, pour que l’atmosphère tourmentée retombe légèrement. Dans ces ruines d'une civilisation alors retrouvée, des bruits de circulation et un gramophone tournant sur un air familier rappellent une réalité dont on avait oublié le goût. Quelques échos des hallucinations subsistent néanmoins, latents, prêts à prendre le dessus sur notre esprit encore fragile.
Miseri Lares est le journal d'un schizophrène. Masterisé par Rashad Becker, qui vient apporter toute la dimension nécessaire pour sombrer dans ces délires, c'est un album démesuré, long à appréhender et colossal. Après Som Sakrifis de Mohammad et Traditional Music of Notional Species Vol. I de Rashad Becker l'année dernière, PAN jette une nouvelle fois un pavé dans la mare, qui en éclaboussera plus d'un.
http://www.swqw.fr/chroniques/experimental-modern-classical/valerio-tricoli-miseri-lares.html
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Créée
le 10 sept. 2015
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