Miroir
Je proposerais trois entrées dans le miroir, disons dans « l’expérience spéculaire » (on va appeler ça comme ça, pour faire plus simple en faisant plus compliqué…) : une entrée sociale et...
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le 5 févr. 2025
Je proposerais trois entrées dans le miroir, disons dans « l’expérience spéculaire » (on va appeler ça comme ça, pour faire plus simple en faisant plus compliqué…) : une entrée sociale et intersubjective (« de quoi j’ai l’air ? »), une entrée morale (« je ne peux plus me regarder dans la glace ») et une entrée égologique ou métaphysique (« qui suis-je ? »). Bon, je vais commencer de façon scolaire : tout d’abord, nous pouvons dire que le miroir est un vecteur d’identité. Mais pas n’importe comment : dans le temps (cyclicité de l’expérience spéculaire), dans l’espace (intégrité du corps, au double sens de son unité globale et de sa clôture, de sa totalisation et de sa différenciation vis-à-vis de l’environnement objectif), identité de l’intériorité et de l’extériorité du moi (sujet pour-soi, sujet pour-autrui ; sujet privé, sujet public ; conscience, corps — trois couples qui sont trois déclinaisons de cette dualité de l’intérieur et de l’extérieur, de ce recto-verso du moi) et identité sociale (« de quoi j’ai l’air ? » c’est-à-dire comment les autres me perçoivent-ils ?). Je vous préviens, j’ai fait semblant d’avoir un plan, mais ce sera passablement sinueux. Et pour entrer dans le vif du sujet, il y a un fait qui me semble bien résumer ce phénomène d’identification, de production spéculaire de l’identité, à ras du sol, d’une façon très banale : c’est que les miroirs sont toujours placés dans des lieux de transition, dans des lieux de passage (salles de bain, ascenseurs, halls d’entrée de certains immeubles), bien sûr parfois il y a des miroirs dans les restaurants mais justement dans ce cas ça nous gêne parce qu’on se voit en train de faire quelque chose, plongés dans une activité et pas au seuil d’une activité (vous savez que dans les McDo il y a des miroirs justement pour que les gens se barrent le plus vite possible et que ça fasse de la place, les gens détestent se voir en train de manger et en train de faire quelque chose de manière générale). Bien sûr aussi, c’est sans doute parce que devant les miroirs on se prépare. Mais il faudrait réfléchir à ce phénomène de la préparation justement. Parce que se préparer, se servir du miroir pour transiter d’un lieu, d’une activité, d’une interaction à une autre, c’est une manière d’harmoniser les différentes facettes de son moi, de maintenir une continuité. Ou plutôt, peut-être pas une continuité (parce qu’on peut marquer des ruptures devant le miroir, par exemple en se maquillant ou en se démaquillant) mais en tout cas un ordre, un enchaînement régulier, régulier non seulement par sa continuité mais aussi par ses différences, par les frontières qu’il trace, et qui peuvent paradoxalement protéger l'intégrité. Surtout, parce que le miroir on le consulte quand on est tout seul (les gens qui se regardent dans les vitrines dans la rue passent toujours pour des gros narcissiques, en tout cas moi je les vois comme ça) et parce que c’est un lieu de transition entre le privé et le public. Prenez la salle de bains (c’est-à-dire l’endroit principal où on se voit dans le miroir, peut-être avec la chambre mais la chambre c’est le même processus que ce que je vais essayer de dire) : c’est un lieu parfaitement privé, intime même (on n’entre jamais dans la salle de bains quand quelqu’un y est, même quand c’est notre compagnon), c’est le lieu de la pudeur par excellence, et pourtant c’est aussi le lieu de la préparation à la vie publique. Plus, la salle de bains c’est le lieu à la fois qui permet une transition et qui marque une rupture entre le privé et le public : on y va surtout deux fois dans la journée, le matin avant d’aller au travail et le soir avant d’aller se coucher — c’est-à-dire, avant de se retrouver avec d’autres et avant de plonger dans la solitude du sommeil. Ça dit quand même beaucoup : ça signifie que la salle de bains, non seulement c’est ce qui permet la transition, mais plus encore c’est ce qui permet de s’approprier intimement l’image qu’on renvoie aux autres (on se demande « de quoi j’ai l’air ? »), de faire passer le pour-autrui dans le pour-soi, et c’est pour ça que la salle de bains c’est le lieu intime de la préparation au public (paradoxe si on veut bien y penser que la préparation au public se fasse dans le lieu de l’intimité par excellence). Sinon il y aurait in-communicabilité du sujet pour-soi et du sujet pour-autrui. Rien de plus désagréable, d’ailleurs, que de se voir dans le miroir sans faire exprès, rien de plus perturbant que d’avoir une énorme glace sur le mur face à nous quand on est au restaurant, ou encore de surprendre son reflet (que le reflet nous surprenne ?) dans le hall d’entrée d’un immeuble. Et, toujours dans la salle de bains, habillage et maquillage du corps : on le couvre, on le cache (quand j’étais ado devant le miroir j’arrangeais ma mèche pour qu’on ne voie pas mes boutons sur le front), on dissimule sa naturalité, ses imperfections (qui sont toujours des marques de ce qu’il a de naturel, de sauvage). Plus précisément, on montre et on cache à la fois, à la fois on se prépare à l’offrir au regard des autres, on l’embellit pour que les autres nous admirent, ou au moins ne nous méprisent pas, et en même temps on cache ce qu’on ne veut pas qu’ils voient (on regarde si le tee-shirt qu’on porte est assez long pour couvrir nos fesses sur lesquelles on complexe, on regarde si nos tétons ne pointent pas, si notre robe ne nous « boudine » pas, bref on vérifie qu’on n’est pas tout nu sans le savoir). Et le vêtement c’est peut-être justement ça, quelque chose qui montre en cachant. C’est peut-être ça se vêtir : retourner la dissimulation en ostension — faire du masque une parure. Il y a cette pudeur devant le miroir, cette inquiétude le matin (« de quoi j’ai l’air ? », « J’ai la tête dans le cul ») de devoir affronter le regard des autres, la violence de cet incontrôlable regard, et ce petit plaisir le soir de se retrouver seul avec son reflet, en pyjama, la bouche débordant de dentifrice, et de se dire qu’il n’y a que nous qui nous voyons vraiment, par exemple, qui avons droit à nous voir nus. On le voit bien dans cette solitude heureuse de se voir dans le miroir le soir, l’image spéculaire ne nous plaît que tant qu’on la contrôle, qu’on la maîtrise, qu’elle ne nous montre que ce qu’on veut bien y voir, et c’est peut-être aussi l’une des ambiguïtés du miroir que, à la fois, de manifester l’échappement de notre image, de notre corps (puisqu’on peut se trouver laid, être blessé par son reflet) et en même temps de ne jamais nous trahir, puisqu’en un certain sens on choisit ce qu’on y voit (je vais m’expliquer). On a tous en tête la scène de Blanche-Neige, l’attente face au miroir et la déceptivité du reflet, la promesse trahie du miroir : « Oh mon miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle. — Vous êtes très belle mais Blanche-Neige est la plus belle du royaume ». Et peut-être que justement, ça sert à ça le miroir, à conjuguer ces deux mouvements, à apprivoiser l’échappement. Enfin je ne sais pas, je me demande si l’expérience du reflet c’est la blessure du réel ou la projection du fantasme, si dans le miroir c’est le réel qui contredit le fantasme ou si c’est le fantasme qui absorbe le réel, sûrement un peu les deux, ou sûrement que ça dépend. Le miroir nous blesse et nous rassure à la fois. En parlant de ça, il y a aussi une illusion de l’expérience spéculaire : se voit-on vraiment, ou ne voit-on qu’un reflet évanescent, fantasmatique, glacé par notre regard ? Pourquoi peut-on s’aimer dans son miroir et se détester en photo (certaines études montrent qu’on est, genre, « dix fois » plus beau dans le miroir qu’en vrai) ? Pourquoi peut-on encore s’aimer vaguement en photo mais par contre ne pas se supporter en vidéo ? Parce que la vidéo c’est le mouvement, et que le mouvement incarne, réalise. Mais aussi parce que le mouvement c’est le plus subjectif, le plus spontané (il y a une auto-motricité de l’être vivant, je me meus) et que donc le voir de l’extérieur, se voir bouger de l’extérieur (c’est-à-dire voir comme un objet ce qu’on éprouve comme l’expression même de notre subjectivité), ça peut être un vrai traumatisme. On prend toujours un peu la pose, devant le miroir : on se regarde sous l’angle qu’on préfère, on se regarde sans bouger ; bref, on désincarne son corps en l’immobilisant, en le soustrayant au mouvement qui est le plus haut degré de l’incarnation, et on se l’approprie en le figeant dans notre fantasme. On se dit « non mais c’est moi, c’est vraiment moi ». On se trompe : on s’illusionne. Le mouvement réalisant du miroir, on l’utilise comme un prétexte pour plonger d’autant plus dans la pure illusion. Narcissisme du reflet, ou plutôt fascination : jouissance, effroi. Fascination vraiment parce que la fascination c’est ça : être absorbé par ce qu’on ne saurait posséder, pénétrer. Être obnubilé par l’insaisissable. Jonction parfaite de cette proximité et de cette distance, recouvrement des deux parce qu’à la fois c’est nous et on jouit d’être soi, de se voir et en même temps impossibilité de s’y reconnaître tout à fait, c’est vraiment les deux à la fois et ces opposés confluent dans l’expérience du miroir. Ou il faudrait encore nuancer. En fait je ne sais pas si ces deux mouvements, la blessure et la jouissance du reflet (ce sentiment double qu’éprouve par exemple la reine dans Blanche-Neige, il me semble), se contredisent, s’excluent mutuellement, ou s’il n’y a pas un double mouvement, sinon de blessure/jouissance, en tout cas d’appropriation à soi et d’expropriation de soi, qui se concilient, se ré-concilient. Parce qu’il faut dire que le miroir, c’est toujours le lieu d’une espèce de négociation : on fait des compromis avec son image. Ou plutôt, d’un arrangement : au sens où on arrange son image, qu’on l’améliore, mais aussi au sens où on accepte qu’on ne peut pas rendre l’image à l’image de notre désir, que notre propre image nous échappe, que l’image est image, toute seule, de façon autonome, pas à l’image. Bref, on s’arrange, dans l’ambiguïté du terme qui dit à la fois une amélioration et une résignation. Donc voilà, on sait qu’on ne sera jamais aussi beau qu’on le voudrait, mais on peut malgré tout bien se raser, être propre sur soi, se donner un petit style vestimentaire, essayer tant bien que mal de se plaire quand même. C’est peut-être ce phénomène qui se produit aussi devant le miroir : une blessure narcissique, une blessure du narcissisme, un désir de soi qui se heurte à la laideur, à l’imperfection de son propre corps — mais qui cherche à perdurer malgré cette contradiction (parce qu’on n’abandonne pas, on se laisse rarement aller, on continue de se coiffer, raser, maquiller, habiller, brosser, etc), qui cherche à s’allier à, à se rallier ce qui le nie. Et ce malgré la douleur d’avoir « une sale gueule » (« Quoi ma gueule ? Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? »). En parlant de ça, peut-être que ce n’est pas pour rien qu’on dit « sale » dans l’expression : parce que le sale, c’est ce qui n’est pas préparé et ici cette im-préparation n’est pas accidentelle, n’est pas dépassable à condition d’y mettre du sien. La « sale gueule », c’est une saleté essentielle, une saleté qu’on ne peut pas dépasser, un décalage par rapport aux attendus sociaux qu’il est absolument impossible de résoudre. Quoiqu’on fasse, on aura l’air sale, on aura l’air d’un malpropre. On est sale par essence, on porte la négligence dans notre essence, l’absence de volonté est notre condition involontaire. Douleur aussi de « ne ressembler à rien », de ne pouvoir s’identifier à quoi que ce soit, d’être dissemblance pure, et par conséquent d’être absolument insociable, car la société a horreur du dissemblable — pas du dissemblable : de la
dissemblance (il faut ressembler, peu importe à quoi, ou disons qu’il faut se ressembler). Douleur, encore, d’être « un type louche », de loucher c’est-à-dire de diverger, d’être la divergence même, c’est-à-dire de ne pas être vraiment, pleinement, faute d’identité stable ; ou encore d’être « in-cernable » (« j’arrive pas à le cerner » mais pourquoi tu voudrais le cerner ?), indiscernable, de n’avoir à soi que sa propre différence à soi. C’est peut-être aussi cette blessure de l’altérité à soi (car il y a cela, dans la laideur : la bigarrure, la disparité) que la pratique spéculaire vise à surmonter. La blessure de la différence pure. Mais je m’égare. Ce que je voudrais dire, c’est qu’il faudrait aussi nuancer dans une autre direction, car j’ai dit qu’on prenait la pose devant le miroir, mais on peut aussi faire le contraire : on peut essayer de pousser dans leurs retranchements les possibilités du miroir en s’efforçant de voir en lui ce qu’il ne saurait vraiment nous montrer. On se sourit, mais c’est un sourire forcé, on fait semblant de s’esclaffer en se mettant la main sur le ventre, on tourne la tête de tous les côtés pour se voir sous toutes les coutures, comme les autres nous voient, on s’entraîne à parler devant la glace, bref, on cherche à se voir en vrai, réellement. Mais on n’y arrive jamais. On n’y arrive jamais. Car le miroir fige toujours, fait s’évanouir la physicalité du corps : l’image spéculaire n’est qu’un songe, quasi-réel certes, au seuil du monde, mais quand même au seuil — ou plutôt, dans l’ambiguïté du seuil, qui tout à la fois marque une frontière et un passage, fait communiquer la transition et la séparation. Le visible, habituellement, c’est la chair et la vérité des choses (« ça se voit », « je crois que ce que je vois »), c’est ce qui nous donne accès à la plénitude de leur identité et nous permet de nous orienter en elles, c’est aussi ce qui nous permet de les prendre dans nos mains ; là non, là le visible se détache des choses pour s’isoler, devenir pur visible, en tout cas visible réellement distinct de ce qu’il donne à voir. Profondeur aussi du miroir, profondeur dans et de la surface, on ne voit jamais le miroir, on voit dans le miroir, on traverse le miroir d’un seul coup mais lui on ne peut pas le voir et c’est aussi ce trou, cette négativité qui le définit, cette platitude qui se creuse, s’ouvre, bée pour renvoyer l’image d’autre chose que soi, n’être que ce renvoi. Le reflet reflète et s’épuise dans cette réflection : le reflet est autre à lui-même. Son ici est un ailleurs. Bref : ce que je voulais dire au départ (même si je me suis dangereusement éloigné du chemin) c’est que la temporalité du miroir, c’est d’abord la transition, le passage. Mais il y a aussi une dimension cyclique de cette temporalité. Dimension cyclique parce qu’on se voit tous les jours, au moins deux fois par jour (le matin et le soir), et ne serait-ce que cette quotidienneté c’est intéressant parce que ça installe une identité dans le temps ! Eh oui mon coco ! Le miroir il sert aussi à ça, à maintenir la possibilité de la reconnaissance, et ça produit un effet évident, c’est qu’on ne se voit pas changer, parce qu’on se voit tous les jours. Et pourtant. Et pourtant, il y a des moments de cassure, où quelque chose dans l’identité se brise, s’effondre ou se perd, ou plutôt c’est qu’on réalise rétrospectivement qu’il nous avait toujours manqué quelque chose mais qu’on n’en avait simplement pas conscience : ça, c’est quand on dit « je ne peux plus me regarder dans la glace ». Cette expression elle montre bien qu’on n’a pas un rapport seulement esthétique, mais aussi moral à l’image spéculaire. Certes d’abord au sens où on cherche à y voir non seulement le beau mais aussi le bien, mais aussi au sens où on ne cherche pas uniquement à y voir du visible, à voir une image : non, on veut aussi y voir un sens (pas y mettre un sens, l’y voir, parce qu’à la fois c’est nous qui sémantisons l’image, qui l’investissons de sens et en même temps on n’y met pas le sens qu’on veut, ça s’impose à nous, avec une telle force d’évidence qu’on ne peut parfois même plus affronter son reflet). Et puis il faudrait préciser, parce que ce n’est pas suite à n’importe quel type d’actes mauvais qu’on dit ça, ou en tout cas qu’on le dit surtout, pas toujours mais surtout, c’est surtout après un certain type de mal, à savoir la lâcheté. C’est quand on a été lâche, par exemple en ne venant pas en aide à quelqu’un qui était en train de se faire agresser dans la rue, qu’on dit ça. Et pour cause : le miroir, c’est justement ce devant quoi on s’attend à voir quelque chose, quelqu’un, pas forcément quelqu’un de beau (ça on finit bien par accepter d’être moche, de ne pas se plaire) mais juste quelqu’un, c’est-à-dire une vigueur, une présence, une âme. Et c’est ça qui s’évanouit quand on est lâche, et c’est pour ça qu’on réagit ainsi à un acte lâche : on a fui face à l’urgence, on a été « carpette », on s’est « dégonflé ». Dégonflement de l’image, image qui ne manifeste plus rien que l’absence de toute présence : on ne voit plus qu’une coquille vide, et ça c’est la négation même de l’image spéculaire, on ne peut pas voir ça dans un miroir, on s’y refuse absolument parce que le miroir il doit manifester un plein, une force. Et c’est intéressant, cela, parce que ça montre bien que l’image spéculaire n’est pas pur rapport à sa propre visibilité, n’est pas simple incarnation du moi dans une visibilité objective, mais qu’il y a aussi un mouvement inverse de spiritualisation de l’image, parce que chercher à voir une force d’âme dans le miroir, c’est chercher à reconnaître l’impalpable, l’intangible même dans la positivité de l’image. Je voulais juste dire ça au passage. Mais maintenant je vais passer au dernier moment. Il y a aussi une portée métaphysique de l’expérience spéculaire : se voir dans le miroir ce n’est pas juste se préparer à voir d’autres personnes, ce n’est pas juste faire être pour soi son propre pour-autrui, c’est aussi s’incarner et se réaliser, réaliser qu’on est réel, prendre conscience qu’on n’est pas qu’une pure conscience. Alors qu’on se vit d’abord comme ça, vraiment, la conscience a conscience d’elle-même, croit qu’elle n’est qu’elle-même alors qu’elle est aussi autre chose que soi, à savoir un corps, et l’expérience spéculaire c’est justement ça, la descente de la conscience dans l’altérité du corps, l’incarnation de l’esprit dans la matière. Parce que se voir dans le miroir, c’est voir qu’on est visible : c’est quand le regard regarde son être-regardé, en tout cas sa visibilité, c’est une sorte d’inversion et d’intériorisation à la fois par laquelle la vision se retourne sur sa propre visibilité, pour se l’approprier, pour se l’assimiler (ou pour s’y assimiler ? Les deux sans doute). Et cette visibilité de celui qui voit, c’est cela qui l’incarne, le fait être dans le monde. Réflexivité certes de l’image spéculaire, mais de nature particulière, car réflexion qui passe par le détour de l’image corporelle, réflexion qui n’est pas une isolation de la conscience en elle-même, mais au contraire se trouve médiatisée par le corps, par l’image : se voir dans le miroir, c’est voir soi dans un autre que soi qui est quand même soi. Reconnaissance qui n’est pas du côté de l’immédiateté, mais doit être acquise, construite, pas seulement reconnaître mais se rendre reconnaissable, ne pas devenir méconnaissable à force de négligence (« t’es méconnaissable »), produire la possibilité de la reconnaissance, non pas ressembler à… mais produire la possibilité de la ressemblance comme telle. La capacité à la reconnaissance n’est pas donnée (alors que normalement il y a presque un phénomène de précédence dans le fait de reconnaître, puisque ça suppose qu’on connaisse déjà, que l’objet soit déjà acquis) mais à construire. Animation de l’image : le miroir doit nous renvoyer l’image d’un être vivant, plus que d’un sujet (parce que ça on en voit plein), non, plus que ça : du sujet, du sujet par excellence, du seul sujet réellement subjectif, à savoir le sujet que je suis. D’où le petit étonnement qu’on peut avoir face à un miroir (« attends mais c’est bien moi ? Je ressemble vraiment à ça ? Pire : je ressemble vraiment à quelque chose ? »), ou encore l’agacement de se voir, de se rendre compte qu’on est visible, quand on surprend son reflet sans faire exprès dans le hall d’un immeuble ou dans une salle d’attente. Et puis exceptionnalité du miroir : le miroir n’est en aucun lieu assignable, c’est une béance dans le visible, l’image spéculaire n’est pas dans le monde, n’est pas du monde, et pourtant elle tente de mondaniser le moi. Image, pure image car image qui n’est qu’une image, intangible, séparée de son référent, flottant dans le vide de l’espace qu’elle re-duplique tout en y étant inséré, re-duplication dans le monde d’une partie du monde et par là-même sortie hors du monde. Tension vers le miroir : effort pour localiser l’utopique, mais par le biais d’une autre utopie. Utopie du corps, mais aussi utopie du miroir qui pourtant cherche à lui donner un lieu, à lui donner lieu. Cercle vicieux. Et puis non seulement réalisation impossible du regard, non seulement impossibilité de voir son propre regard, mais également, tentative pour spatialiser ce qui se dérobe à l’espace : car quand je me vis sans miroir, je suis ici et ici c’est nulle part, j’y suis, tout simplement mais quand je me vois dans un miroir je me vois situé dans un espace objectif, je suis quelque part et non plus nulle part, et c’est ce passage-là qu’effectue le miroir. Mais est-ce que ça marche ? Est-ce qu’on arrive vraiment à se réaliser ? Est-ce que la réalisation du moi parvient à son terme, à son plein accomplissement ? Pas vraiment dans les faits, vu qu’on ne se voit jamais complètement dans un miroir, on ne peut pas se voir de dos, donc l’invisibilité essentielle de mon corps, je ne peux pas la dépasser, il reste toujours ce noyau d’invisible que je ne peux surmonter. Donc recherche d'atteindre sa propre réalité et finalement extra-mondanité, irréalité irréductible du moi -- il me semble que cette ironie du sort, que cette ironie du miroir, on la retrouve sous une autre forme chez Narcisse. Il y a ceci d’étrange, dans le mythe de Narcisse : l’identification à soi est perte de soi, peut-être non pas simplement parce que c’est prétentieux et vaniteux, mais parce que cette affirmation de soi, que cette auto-position cherche à s’accomplir dans l’irréalité négative d’une image — ou encore, parce que cette identification s’accomplit dans un dédoublement du moi et que le sujet, à trop vouloir s’identifier à lui-même, se perd dans son double, devient autre à lui-même, n’est plus que l’ombre de lui-même. Identification à soi qui a pour condition une scission du soi, identification à soi qui débouche, du coup, sur le règne du Double (et non du dédoublement car il n’y a plus de dédoublement, il n’y a plus que le double, il n’y a plus qu’une image sans original, plus que le double sans l’individu qu’il dédouble — que l’image absorbe l’original, que le néant néantise l’être dont il procède). Le drame de Narcisse est celui d’un sujet qui s’irréalise dans le mouvement de son auto-position même — drame de ne pouvoir se saisir que dans l’altérité de l’image, d’être finalement saisi par cette altérité. Fascination qui est le moteur de ce drame : tendre désespérément vers l’objet de son désir — vouloir réaliser ses rêves, désirer plus que tout se taper son fantasme — et finalement s’y perdre, se noyer en soi-même. Être victime de son propre désir, débordé par l’intérieure altérité de ce qu’on cherche. Infini néant de ce qu’on croyait infini. Fascination mais ici devant soi, devant le plus familier, se vivre à la fois comme le plus propre et comme le plus étranger, jouissance et mystère d’être soi, jouissance d’être soi-même ce mystère, vouloir se l’incorporer et finalement s’y perdre, vouloir l’être et finalement n’être plus, se perdre dans cette étrangeté, ou s’altérer par excès d’identification. Bizarre bizarre. Fascination encore : réversibilité du rapport, vouloir prendre et se faire prendre, tel est pris qui croyait prendre, phénomène de reflet car l’objet du regard est lui-même regard, et finalement n’est pas regard, n’est pas du tout. Le Je est l’abîme, « je » se noie dans son reflet : plonge dans la profondeur infinie de la surface pure, s’abîme en lui-même. Encore Je, « moi, moi, moi » : croire attraper le singulier, l’individuel et que tout se perde dans la pure confusion, dans la totale indifférenciation de l’élément aqueux, saisir l’image — croire saisir mais cette fois pour fixer, figer, re-garder et finalement se perdre dans l’élément même du mouvement — croire s’atteindre, croire atteindre et que ça s’évanouisse entre nos doigts, comme de l’eau puisque le soi est aqueux, onirique, pur abîme d’évanescence, comme l’eau vraiment. Identification, recherche de l’identité : singularité et finalement confusion, stabilité et finalement fluctuation, positivité et finalement néantisation. Flamboyante, chatoyante néantité de l’eau. Quoi qu’il en soit de tout cela, dans tous les cas (temporalisation, socialisation, réalisation, incarnation etc.) le miroir est ce qui, je ne dis pas unifie, mais ordonne les multiples visages du moi, leur permet de se relier, ou de différer (parce qu’on produit aussi de la rupture face à un miroir) mais en tout cas de s’agencer. C’est aussi ce que nous apprend le mythe de Narcisse : que l’expérience spéculaire est recherche de la coïncidence par la dé-coïncidence et qu’elle mène donc à se perdre dans l’altérité de ce avec quoi on ne saurait coïncider, sauf à en mourir. Et peut-être que l’expérience du miroir est une tentative désespérée de donner corps à l’ego, tentative vouée à l’échec de toute façon. Peut-être que l’expérience du miroir est l’espoir, l’attente, le désir fou de coïncider et son échec toujours répété.
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le 5 févr. 2025
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