Alors là pardon, Iggy Pop nom d'un chien ! ... L'incarnation de la mythologie sacrificielle du rock 'n' roll. On dira ce qu'on voudra, mais ce mec était capable de se jeter tout nu dans des tessons de bouteille. Faut quand même y aller. Merde. Ça vous classe son bonhomme. Saint Benoît se roulait tout nu dans des buissons d'épines. Mouais... pas mal Saint Benoît. Mais essaye un peu les tessons de bouteille !


Iggy, lui, ne reculait pas. Jamais. À la grande époque, il fallait même le retenir. Dès qu'il voyait du verre brisé, hop, direct dedans. T'avais pas intérêt à laisser traîner des débris de verre n'importe où. Et ouais mon pote. Fallait voir ça. Et vas-y que je me lacère les flancs et que je m'ouvre les veines et que je me charcute le bide en me tartinant de sang partout. Un sacré gourmand ce Iggy.


Un goinfre. Sans parler de la came... Enfin, il vaudrait mieux dire « les » cames. Le genre à s'enfiler tout ce qui se présente. A sniffer tout ce qui possède une vague apparence poudreuse. Ou même sablonneuse. Voire poussiéreuse. Le moindre grain de poussière, hop, dans le pif. Il pouvait te sniffer tout ton appartement, pas besoin d'aspirateur. « Hé Iggy, quand t'auras fini avec la moquette du salon tu me feras aussi les tapis de la salle de bain ? — Ok mec, pas de problème ! ». Si t'avais un asthmatique chez toi, c'était parfait. T'appelais Iggy et il te sniffait tous les recoins. Entre les lames du parquet aussi. Il t'aurait dessablé le Nouveau-Mexique.


Et montrer ton pénis à une foule de plusieurs milliers de personnes surexcitées ? T'es cap' Saint Benoît ? Allez quoi, vas-y, déballe l'engin... Iggy ne ratait pas une occasion de sortir son matos. Pourquoi faire ça ? La question mérite d'être posée. Par pure provocation ? La faute à un exhibitionnisme irrépressible ? Parce qu'il s'était rentré trop de farine dans le tarin ? Oui, sans doute, mais pas seulement : Iggy sur scène, c'était comme un gosse de 5 ans et demi qui part en vrille parce que tu as commis l'erreur de lui passer un petit Chuck Berry à fort volume avant sa sieste de l'après-midi... Imagine le gosse qui entre en transe à cause de la musique, qui se met à sauter partout sur les fauteuils, complètement hystérique, en balançant en l'air tous les objets qui lui tombent sous la main. Et qui baisse subitement son pantalon pour te montrer ses fesses. Holà ! Arrête ton Chuck Berry tout de suite, mon pote.


...


Or c'est à la même source que puisait Iggy, celle de l'enfance et de la petite enfance. Certes, les paroles transpirent la frustration adolescente — surtout sexuelle (le fameux « raw power »). Mais l'exubérance d'Iggy trouvait son origine ailleurs. Dans ces forces vitales qui prenaient possession de son corps au cours de performances scéniques toutes plus extrêmes les unes que les autres. Dans cette énergie enfantine débridée, débordante, désinhibée. Exultante. Qui l'innervait de la tête aux pieds, qui lui faisait parcourir la scène, en sang et en sueur, les yeux exorbités, dans un mélange de jubilation et de frénésie extatiques. Mais joyeuses. Ce qui, au fond, est l'esprit même du rock 'n' roll : une certaine sorte de joie.


L'une des grandes réussites de l'album est d'avoir su garder intacte l'énergie du live (grâce notamment au mixage de Bowie). Du début à la fin, c'est un flux pulsionnel ininterrompu, un pur jaillissement de libido sonore et gesticulatoire, chanté, crié, craché, braillé, hurlé, dans tous les sens, sur tous les tons, par tous les bouts. Un putain de défouloir. Outrageusement jouissif. En témoigne la superbe pochette du disque. Iggy, les mains jointes en signe de prière païenne, dressé tel un totem dionysiaque, jaune-orangé sur fond noir, du khôl plein les yeux. Androgyne. Ardent. Comme un brasier vivant. Comme une torche humaine dans la nuit obscure, à l'heure la plus propice au plus primaire des sacrifices. Comme s'il allait s'enflammer par auto-combustion spontanée devant une foule en délire dont il était à la fois le grand ordonnateur et la victime expiatoire.


Lâchez les chevaux.


Le rock 'n' roll est l'art de la puissance. L'art de l'épure aussi. Tous les titres sont joués dans l'urgence. Des condensés d'énergie brute jetés à la face du monde. Le son est cradingue à souhait (le but de Bowie était de rester fidèle à la furie scénique des Stooges, même si l'on peut préférer le mix réalisé par Iggy en 1997, plus gratifiant pour ses parties vocales). Les frères Asheton sont là pour bastonner, comme d'hab'. Scott toujours à la batterie, mais Ron à la basse. C'est James Williamson qui assure les parties de guitare (leads et rythmiques), et il n'est pas venu pour faire de la figuration. Autant dire qu'il va s'ouvrir le ventre à chaque coup de médiator. Bref, les quatre sont remontés à bloc. Contre l'humanité toute entière.


D'emblée, « Search and Destroy » donne le ton : dur, tendu, arrogant et bagarreur. L'espèce de ballade (il faut le dire vite) qui lui fait suite, « Gimme Danger », enfonce méchamment le clou. « Your Pretty Face Is Going to Hell », « Penetration » et « Raw Power » établissent une filiation définitive entre le rock 'n' roll des origines et sa descendance punk, qui n'explosera que trois ans plus tard. « I Need Somebody », seul morceau ternaire, est passionnant en ceci qu'il prouve que le punk-blues est un genre parfaitement viable (le Gun Club s'en souviendra). Tout le long du disque, Iggy chante comme un gamin découvrant les bruits qu'il peut produire avec sa bouche. La triturant et la torturant, lui faisant subir le même traitement qu'à son corps possédé. Rarement une voix n'aura autant coïncidé avec le corps qui la provoque.


Il aurait dû mourir cent fois, Iggy. Il a tout fait pour. On n'invoque pas les forces de l'enfance sans s'exposer à certains risques. C'est, entre autres choses, ce que raconte ce disque démentiel. Et puis, tout le monde attendait sa mort. Pas un magazine de rock qui n'ait rédigé sa nécro d'avance pour être fin prêt le moment venu. Mais il a tenu le coup, il s'en est sorti, l'animal. Alors d'accord : les pubs pour SFR, Schweppes, Le Bon Coin..., ses reprises hasardeuses de chansons françaises en 2012, et un certain nombre d'albums d'une qualité pour le moins embarrassante. Pas de commentaire. Il commence à se faire tard pour Iggy. Mais quelque chose de l'enfance, peut-être, l'a préservé. Il n'est pas mort.


C'est déjà ça.

Pheroe
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le 12 juin 2015

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