(je reproduis ici une longue chronique publiée sur mon blog https://la-musique-bresilienne.fr/)
Quand les musiciens qui chantent habituellement des amourettes commencent à parler philosophie et métaphysique, on soupçonne qu’il sont arrivés au fameux “album de trop”. S’ils s’intéressent à l’ésotérisme ou au mysticisme, le doute n’est plus permis. C’est ce qu’a du penser le directeur du label Philips quand Jorge Ben lui a proposé en 1974 d’enregistrer un album en hommage à l’hermétisme alchimiste : L’auteur des tubes samba rock de Samba Esquema Novo a pété les plombs.
Mais la décennie 1970 était propice à ces élans mystiques. La même année, le roi de la soul brésilienne, Tim Maia sortait Racional dédié à une secte dérivée de la religion umbanda, tandis que le prince du rock brésilien, Raul Seixas publiait Gita, inspiré d’un livre sacré hindou. Aussi, Philips Records fait confiance à Jorge Ben, et finance l’enregistrement d’un des plus improbables succès de la musique brésilienne, A tábua de esmeralda, qui apparait rétrospectivement comme le meilleur album de Jorge Ben.
Comme annoncé, Jorge Ben parle d’alchimie, et de manière la plus sérieuse qui soit. Il s’agit pour lui d’une vieille passion qu’il a découvert enfant lorsqu’il a été séminariste. A tábua de esmeralda (la table d’émeraude) présente en musique les personnages légendaires de l’alchimie qui ont vécu au Moyen-âge: Nicolas Flamel est dépeint en amoureux d’une femme trois fois veuves, qui attirait et effrayait en même temps les hommes (O Namorado da Viúva). Paracelse, célèbre médecin et alchimiste, qui connaissait l”agriculture céleste” est décrit avec sa cravate fleurie (O Homem da Gravata Florida). Quant à Hermès Trismégiste, le fondateur de l’alchimie, Jorge Ben reprend in extenso des citations de la mythique tablette d’émeraude (Hermes Trismegisto e sua celeste tábua de esmeralda).
Plusieurs morceaux sortent néanmoins de la thématique alchimiste. Jorge Ben n’oublie ainsi pas de chanter la beauté des filles, ce qu’il sait le mieux faire, et leur dédie Magnolia, Eu vou torcer et le génial Menina mulher da pele preta. D’autres morceaux restent marqués par l’ambition historique et spirituelle d’A tábua de esmeralda. Sur Zumbi, Jorge Ben rend hommage à Zumbi dos Palmares, le chef de guerre qui a dirigé un royaume d’esclaves rebelles au Brésil à la fin du XVIIème siècle. Sur Brother, Jorge Ben chante en anglais la préparation de l’arrivée de Jésus Christ, avec de l’amour, des fleurs et de la musique.
jorge ben 1972Que des thématiques et des paroles sérieuses ou obscures qu’on imagine mal à première vue dans la bouche de Jorge Ben. Voici par exemple ce qu’il chante sur Hermes Trismegisto e sua celeste tábua de esmeralda : “Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut; et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose. Et comme toutes les choses ont été, & sont venues d’un, par la médiation d’un : ainsi toutes les choses ont été nées de cette chose unique, par adaptation. Le soleil en est le père, la lune est sa mère, le vent l’a porté dans son ventre ; la Terre est sa nourrice…“
Il faut bien tout le talent de Jorge Ben pour que de telles paroles ne plombent pas le morceau. Et le talent, Jorge Ben en a à foison. Car loin d’être chiante, la chanson est un bijou de groove et de légèreté. Tout le disque est à l’image de ce morceau, traversé par un souffle continu épique, presque psychédélique mais jamais lourd ni prétentieux. Jorge Ben apporte sa voix charmeuse et ses riffs uniques de guitare acoustique et peut compter sur des incroyables arrangements qui puisent dans le meilleur du funk, de la samba et du rock.
Jorge Ben disait regretter de n’avoir jamais réussi la transmutation alchimiste. Pourtant, en transformant les thématiques peu engageantes d’A Tábua de Esmeralda en pépites musicales, il a su mieux que nul alchimiste, changer le plomb en or.