Lorsqu'on s'attaque à une œuvre qui nous est chère, on a d'abord toujours peur d'en parler.
Mal la décrire serait un blasphème, et risquerait de briser le charme qui l'entoure. Nous sommes alors tellement submergés par la quantité de superlatifs qu'on aimerait employer, pour pouvoir décrire à la perfection ce qu'on aime, qu'il faut alors trier dans le tas pour trouver ce qui pourrait représenter sans trop de digressions l'objet aimé.
Pour A Wizard/A True Star, c'est encore plus difficile qu'avec d'autres albums. On a ici une œuvre particulièrement difficile à décrire, si bien que la possibilité de l'aliéner en devient particulièrement forte.
Commençons donc par l'artiste. En 1973, Todd Rundgren revient d'un précédent double-album salué par la critique et plutôt bien accueilli par le public: Something/Anything.
Un album à l'image de sa pochette, pop et colorée, avec de temps en temps quelques touches expérimentales originales. (La dernière face de l'album présentait notamment la particularité de contenir les commentaires de Todd et son équipe de studio entre les prises)
Il faut dire que le côté expérimental de l'artiste commençait à sortir au grand jour. Quelques temps auparavant, Todd découvrit la drogue et l'influence que peuvent avoir différentes substances sur le processus de composition musicale.
Todd Rundgren a deux facettes facilement identifiables dans sa musique. Le côté progressif, expérimental et inventif, c'est le Wizard. Le côté pop rock, créateur de mélodies efficaces, c'est le True Star.
Et donc, comme vous l'avez deviné, l'album va mélanger ces deux parties. Le problème est que la séparation n'est pas nette. En éclatant son processus de pensée "grâce" à la drogue, Todd va peindre une œuvre mélangeant toutes ses influences et ne suivant pas de schéma particulier. D'où la relative difficulté à aborder l'album.
Mais attention, il ne faut pas non plus voir AWATS comme un monolithe nécessitant une dizaine d'écoutes pour y comprendre quelque chose. L'album est manufacturé avec une précision incroyable sous l'apparence d'un joyeux bordel. Une fois que l'on a compris cela, il devient plus simple de changer ses habitudes d'écoute pour comprendre le travail de Todd.
La première face de l'album, celle du Wizard, va enchaîner douze titres sous l'inspiration du medley d'Abbey Road, des Beatles.
On a là affaire à de véritables montagnes russes musicales. Todd Rundgren nous ballote tous les sens. Il nous flatte l'oreille avec de pures merveilles pop que sont "Never Never Land" ou "You Don't Have To Camp Around", tout en nous agressant violemment avec des morceaux rock bien bruyants que sont "Rock and Roll Pussy" ou "You Need Your Head".
Et ce n'est pas tout. Todd se lance aussi dans des expérimentations indescriptibles, des bruits de claviers en folie faisant penser à des chiens ("Dogfight Giggle"), des envolées au synthétiseur qui nous envoient dans des contrées fantastiques jusqu'alors inconnues ("Flamingo", "When the Shits Hits the Fan...").
Ah oui, et je l'ai pas précisé, mais la moitié de ces titres durent à peine plus d'une minute. Pas le temps de se remettre de nos émotions. Tout s'enchaîne avec une fluidité spectaculaire : on entrevoit de nombreux univers musicaux qui, même si ils sont à peine effleurés, nous donnent un aperçu suffisant du talent de Todd. Pas de superflu, on est à la racine même de l'efficacité. On finit alors sur une reprise du premier morceau de l'album, notre station de départ, "International Feel", qui devient ici "Le Feel Internacionale", et qui termine la face A dans un chaos complet. Ce qui semblait être de toute façon le meilleur moyen de terminer proprement un tel déluge d'idées d'une demi-heure.
Mais attendez, ce n'est pas fini ! Il reste la seconde face. A l'époque d'ailleurs, Todd repoussa les limites de l'enregistrement sur vinyle. Normalement ceux-ci pouvaient accueillir environ 25 minutes de son sur chaque face. Todd lui fit 30 minutes de musique sur chaque. Les sillons étaient alors tellement serrés, que la qualité du son avait tendance à facilement se dégrader. Todd conseillait aux auditeurs d'enregistrer l'album sur cassette dès la première écoute pour pouvoir avoir toujours une qualité optimale !
Cette faculté à repousser les limites, Todd l'avait déjà parfaitement montré sur la première face. Nous sommes donc en droit de nous demander si la seconde face va-t-elle oui ou non continuer dans le délire, ou se calmer.
La réponse est : les deux.
Oui, je le répète, on ne peut pas simplement diviser l'album en deux phases distinctes. Si l'expérimentation sera certes moins de mise sur la phase "True Star", tout l'originalité de Todd sera toujours bien présente.
Dès le début il attaque fort d'ailleurs. Nous avons ici un "Sometimes I Don't Know What To Feel" poignant, où les différentes voix de Todd s'interrogent sur lui-même dans une introspection magnifique. Après tant d'émotions, l'interlude "Does Anybody Love You ?" nous redonne de l'espoir, et continue de nous prouver la présence de ce talent mélodique inné chez Todd.
La suite en donnera pour tous les goûts. Je suis pas fan des critiques track-by-track, mais ici elles sont de mises. On va donc avoir le droit à un long medley soul aérien de quatre classiques Motown merveilleux, à une pièce de hard-rock lorgnant vers le garage, à un délire pianoté euphorisant… et à encore bien d'autres surprises. Mais il y a un moment où il faut découvrir soi-même ce que réserve l'album.
Car chaque morceau a sa personnalité et est difficilement comparable aux autres. Les différences de durée, d'émotions retransmises dans la musique ne font qu'accentuer cette séparation. Todd crée son univers et tout ce qui va avec. "A Wizard/A True Star" est un voyage dans la personnalité de Todd. Une personnalité colorée, furieusement créative mais emplie de doutes, changeant de sujet régulièrement. Todd choisit de nous montrer bien des aspects de sa personnalité sans qu'on puisse en cerner aucun précisément. Était-ce voulu ? Un vrai magicien ne révèle jamais ses secrets.
Lorsqu'on me demande quels sont les albums qui m'ont le plus marqué, ou que je mettrais dans mon top 10, ma première pensée vient instantanément vers cet album.
Pourtant je ne l'écoute pas non plus souvent, et je préfère d'autres artistes que Todd. Alors pourquoi je le mets instantanément en haut du panier ?
Je pense que tout remonte à la première fois que j'ai écouté l'album. La découverte fut sensationnelle, c'est comme si l'on m'avait invité à une épopée musicale dans une monde inconnu. J'appréhendais chaque nouveau morceau mais au final je n'étais jamais déçu. Est-ce que j'ai déjà retrouvé ça avec un autre album ? Non. Pas encore du moins. Jamais autant d'idées et d'émotions m'ont traversé durant l'écoute d'un simple disque.
Au final on peut résumer tout ça par une simple phrase, que j'ai trouvé venant d'une personne sur Amazon, un certain "H.M." :
"[A Wizard /A True Star n'est] Pas un disque pour tout le monde, mais pour certains, le disque d'une vie."
Je crois que l'on ne pourrait pas mieux décrire une telle œuvre.