Abraxas
7.6
Abraxas

Album de Santana (1970)

La femme est assise, la tête légèrement en arrière. Son visage est détendu, en quête de repos, comme si un rayonnement magique venu du ciel l'irradiait. Sa pose est lascive, incroyablement érotique, et pourtant si naturelle. Cette créature à la peau noire comme du chocolat à croquer prend un bain de soleil, les jambes écartées, ses seins imposants me regardent droit dans les yeux. Sa chevelure abondante se fond dans le décor hallucinant dressé derrière elle.

Une colombe est posée à l'endroit précis où le sexe assoupi de la dormeuse devrait se révéler à ma curiosité. Cette colombe est une terrible frustration pour un adolescent.

Je fixe cette pochette de disque comme hypnotisé par la position provocante, attendant, fiévreux, que l'oiseau s'envole pour migrer vers d'autres endroits chauds et humides.

Un ange rouge aux ailes bleues, le corps entièrement tatoué, survole la belle endormie. Cet ange est une femme. Elle est nue comme tous les anges. Elle chevauche à cru un gigantesque tam-tam dont la forme phallique me laisse rêveur et palpitant. Un ange qui donne l'envie subite de s'inscrire à ce nouveau catéchisme pour tout apprendre sur la sexualité et ses pulsions divines. Il est évident que les deux femmes communiquent, que leurs pensées s'entremêlent.

On devine qu'il y a une onde mystique, une célébration intime, secrète, aux limites de la sorcellerie et du culte Vaudou. Je donnerai cher pour mélanger ma couleur claire à ce rouge et noir générateur de phéromones.

En haut et à droite de la pochette, on peut lire Santana Abraxas en lettres calligraphiées style gothique équatorial.

Abraxas. L'album de mes quatorze ans. Une pure merveille. Un enchantement. L'érotisme et l'exotisme réunis. Le rêve éveillé. La Marijuana autorisée. Et je délirais de longues heures sur la photo du groupe qui me provoquait autant de sensations intenses.

Regardez moi ces têtes de Bandidos. Les poches pleines de mescaline, de couteaux à crans d’arrêt et de sainte vierge en bronze. Leur musique sent sous les bras parce qu’elle est comme eux : mal lavée. Ils ont traversé le Rio Grande à la nage, la guitare sur le dos enveloppée dans un sac d’engrais. C’est le dernier bain qu’ils prendront avant longtemps. Ils ont débarqué en Californie pour trouver une vie meilleure. Ils ont joué dans la rue et écumés les boites minables remplies de poivrots et de junkies . Ils sont tous sang mêlés, réfugiés, fils de Mexicains pauvres ou d’Américains encore plus pauvres. Leur musique est un mélange, elle aussi. Les rythmes africains, cubains se lient naturellement à des riffs rocks ou des mélodies jazzy.

Abraxas. L'album qui devrait être obligatoire. L'album que tous les enfants devraient écouter avant de se coucher.

Flashback sur ma rencontre avec Santana. Le tourne-disque Teppaz commençait sérieusement à fatiguer. Il nous avait rendu de bons et loyaux services, à mon frère ainé et à moi même, lorsque nous faisions chambre commune. Les quelques disques que nous possédions étaient usés au point que le fameux sillon magique s'était transformé en crevasse. La netteté du son monophonique n'était plus qu'un lointain souvenir et le bel organe au ton grave de Claude Nougaro sonnait à l'oreille comme la voix cassée de Salvatore Adamo. Les deux ou trois 45 tours de musique Rock avaient un son de casserole horrible, avec une batterie de fanfare du dimanche et une guitare couinante du plus mauvais effet.

Quand mon frère fut parti et que je récupérai la chambre pour moi seul, le besoin d'une platine neuve se fit de plus en plus fort. Je n'avais qu'un 33 tours neuf, Abraxas, je le conservais soigneusement en attendant que la stéréophonie fasse irruption dans ma vie. Quand le nouvel électrophone arriva et que les hauts parleurs furent branchés, Abraxas résonna dans la maison.

Je compris à cet instant que les rythmes fiévreux de Carlos Santana étaient vraiment merveilleux et que je ne pourrai jamais plus m'en passer.

C'est dans un bar que j'avais entendu Abraxas pour la première fois.

Pendant que je jouais au flipper, un vieux junkie fort sympathique remettait des pièces dans le juke-box pour écouter en boucle Samba Pa Ti et Black Magic Woman, les deux titres phares de Carlos Santana à cette époque. Le fumeur de joints écoutait aussi, de temps en temps, Oyé Como Va , l'autre 45 tours à succès du groupe latino.

Sous le charme, persuadé d'avoir enfin entendu la musique que j'attendais depuis longtemps, j'achetai le disque dès que mes finances me le permirent. Un achat que je ne regrette pas.

En écrivant ces lignes, j'écoute Abraxas et je regarde la pochette posée près de moi. La femme noire ouvre les yeux et me fixe en souriant. Elle me fait signe avec sa main.

« Viens, viens danser avec moi, Amigo » Et je sens des ailes me pousser dans le dos.

Le-Projectionniste
10

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le 28 mars 2024

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