Si le grunge n’a jamais été une musique particulièrement joyeuse, c’est au fil des années 1990 qu’elle a acquit cette gravité qui avait de quoi faire augmenter les ventes d’antidépresseurs. Entre Vitalogy et In utero, les chefs de file du mouvement n’avaient pas la joie de vivre.


Qu’en était-il de la bande qui avait amorcé cette tendance à la dépression avec le superbe Dirt sortie en 1992 ? Hé bien, ce fut très simple : ils ont enfoncé le clou… Dans le cercueil du grunge. Avec le recul, il fallait prendre cette attirance pour une musique de plus en plus noire comme les prémices d’un déclin. Ce que l’avenir a amplement confirmé. Une version édulcorée et commerciale de ce style (le post-grunge) a succédé à cette scène et les quelques tentatives d’emmener le genre ailleurs (telles que les œuvres de Truly, Brad ou encore Screaming Trees) sont restées sans suite.


Parce qu’il faut bien le dire, il y a de quoi se tirer une balle quand on écoute cet album à la pochette autant ténébreuse que son contenu ! J’irais même plus loin : toutes les réussites de la formation telles que Dirt ou Jar of Flies ne sont que des étapes menant à ce monolithe poisseux. Dès le départ, les riffs du malsain « Grind » sont sans équivoque. Cette atmosphère macabre, la voix défoncée de Layne Staley et les chœurs désespérés de Jerry Cantrell laissent deviner que toutes les interrogations posées sur le multi platiné Dirt n’ont pas trouvé de réponses. Car s’il est facile de l'affirmer aujourd’hui, ce disque devait quand même schlinguer la mort à dix kilomètres à la ronde dès sa sortie ! Au point qu’il parait inconcevable qu’une œuvre aussi ouvertement sombre puisse se vendre à 2 millions d’exemplaires rien qu’aux États Unis ! Et je n’évoque pas les paroles qui ont tout de la psychanalyse d’une personne fortement mal dans sa peau.


Contrairement aux pleurnichards du post-grunge, Alice in Chains, et plus particulièrement Staley, ne font pas semblant. Ce dernier était toujours accro à l’héroïne en dépit d’une tentative de cure de désintoxication. Ce qui a posé problème lors des sessions d’enregistrement, puisque qu’il était trop dans le coltard pour chanter. De ce problème, le groupe en a fait un avantage en passant sa voix à travers des filtres tel Al Jourgensen de Ministry. Un parti pris risqué (pourquoi dénaturer les vocaux d’un chanteur exceptionnel ?) s’avérant payant. Parce que c’est bien cette voix, quelque fois modifiée et même doublée par Cantrell, qui donne cette aura glauque à la musique. Au point que Staley en devînt une sorte de croquemitaine grungeux.


Heureusement, ce disque n’est pas uniquement bâti sur une atmosphère étouffante. Le tour de force étant que le quatuor conserve son incroyable sens de la mélodie en dépit du malaise important que véhicule les compositions. Un inconfort constant principalement dû à Cantrell qui se réinvente en privilégiant des riffs dissonants et plus seulement metal. L’outro de « Sludge Factory » reste, après toutes ces années, un excellent moyen de frissonner de peur en écoutant de la musique. Même la ballade « Heaven Beside You » se fait saborder régulièrement par une électricité sale et laisse deviner le pire derrière son refrain faussement lumineux.


C’est peut-être ce qui explique le relatif désamour entourant cet album. Alice in Chains n’étant pas autant fédérateur que Dirt, puisque moins riche en tubes. Une réputation d’œuvre difficile pourtant très exagérée. La musique restant mélodique, diablement cohérente et propose plus de morceaux pouvant être considérés comme des standards. Rien que l’enchainement des pistes 2 à 7 est un des meilleurs moments que le rock alternatif ait pu nous offrir. En vérité, seul « So Close » détonne au sein de cette collection de titres impeccables. Car trop banal et rapide en comparaison du reste.


Les deux derniers morceaux fleuve s’avèrent être également un dyptique parfait pour terminer ce skeud si particulier. « Frogs » est un chef d’œuvre du slowcore au point de rendre jaloux Codeine et Low ! Rarement une musique d’une telle lenteur avait pu être aussi belle et déprimante. Quant à « Over Now », il s’agit d’une conclusion parfaite. En dépit de son introduction avec une trompette funéraire, son ambiance plus optimiste que tout ce qui précède permet de remonter du puits de noirceur dans lequel nous avons été enfoncé durant presque une heure. Le solo de guitare final en devient bouleversant parce qu’il confirme, qu’effectivement, c’est terminé maintenant. Au sens propre du terme. Alice in Chains ne sortira plus d’albums avant longtemps.


Ce qui est compréhensible. Explorer les tréfonds de l’âme humaine plus longtemps ne peut se faire qu’au prix d’y laisser sa santé mentale. Alice in Chains est donc une œuvre fulgurante condamnée à rester sans suite. Elle est également très précieuse car elle fait partie, avec une poignée d’autres, de celles qui permettent d’exhumer des émotions fortes et émouvantes derrière des sentiments exceptionnellement négatifs.


L'ode funèbre qu'il fallait au grunge pour prévenir de son décès imminent est ici et nulle part ailleurs.


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Seijitsu
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le 5 août 2017

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