Astral Weeks ou le chant d'une âme en détresse
Van Morrison est un artiste hors norme, atypique et complexe. Il connut un succès rapide avec Them et son tube planétaire "G.L.O.R.I.A". Mais l'irlandais trop a l'étroit dans son costume de rocker manifeste très tôt l'envie de faire "autre chose", une musique plus personnelle. Il quitte donc le groupe en 66 pour entamer une carrière solo, mais devra attendre 1968 pour que la Warner accepte de lui signer un contrat pour un album. Il engage alors une formation de jazz pour les sessions studio, dont le flûtiste John Payne, avec lequel il a déjà tourné, et surtout le bassiste Richard Davis. L'aventure d'Astral Weeks peut commencer. Les musiciens avouent encore aujourd'hui avoir été dérouté par l'attitude de Van en studio. Il n'impose aucune direction musicale, communiquant très peu avec eux, et les obligeant à improviser sur quelques simples accords de guitare. Deux séances d'enregistrement pour deux faces d'un album mythique, considéré non seulement comme son meilleur, mais comme un des meilleurs albums jamais réalisé. Il se situe aux confluents des influences majeures de la musique rock: folk, blues, gospel, jazz, soul, funk, sans pour autant être un disque de rock au sens commun du terme.
La face A, "In The Beginnig" (je sais, ça n'existe plus, mais je n'ai jamais acheté la version CD, je l'écoute toujours sur mon vieux vinyle!), débute avec la chanson-titre "Astral Weeks". C'est un morceau folk avec une ligne de basse fabuleuse, magnifiquement arrangé. La flûte virevolte librement au gré des impros. La technique vocale de Van emprunte au gospel dans cette façon de répéter et d'appuyer plusieurs fois les mêmes syllabes ou mots, comme pour les chargés au maximum de leurs émotions et renforcer leurs sens. Commencé sur un tempo moyen, il s'emballe dans un rythme fou pour finir tout en douceur. Sur ce seul morceau sont condensés tous les thèmes qui lui sont chers et qu'il déclinera sous toutes ses formes durant sa carrière: l'éloignement et le déracinement, la contemplation et l'émerveillement, l'extase mystique et la renaissance. Van s'amuse à déstructurer les lignes mélodiques. On est loin ici des traditionnels couplets/refrain/couplets. S'il est admis que l'album est surtout basé sur l'improvisation musicale, les trois quarts des textes le sont tout autant, ce qui aurait dû être un vrai cauchemar pour les musiciens qui l'accompagnent. Mais je ne le répèterai jamais assez: si cet album est un chef-d'oeuvre c'est aussi grâce à la qualité exceptionnelle des musiciens.
"Beside you" est plus lent et nostalgique avec ses accords hispanisants. La voix est perchée très haut dans les aigus tout au long, assurant une présence quasi physique.
On continue avec "Sweet Things", LE sommet de cette face A. L'intro est simplement hallucinante. Il faut entendre cette basse se déployer progressivement pour donner à ce diamant tout son éclat et sa densité, alors que les violons soulignent la poésie d'un texte magnifique. Van The Man est en état de grâce, improvisant le chant et son jeu de guitare. Très contemplatif, il libère une énergie insoupçonnée, vous donnant une soudaine envie de galoper à travers un champ de blé en plein mois d'août sous un soleil de plomb.
Beaucoup d'esprits un peu tordus on cru déceler un caractère pédophile dans les propos de "Cyprus Avenue". Il y est surtout question d'union mystique, prélude à la renaissance. Cyprus Avenue est un quartier de Belfast, non loin de l'endroit où Van a grandit ,et, d'après ses propres aveux, il y a vécu ses premières expériences mystiques. Profondément inspiré de folk irlandais, ce morceau très abouti lui inspirera un album entier (No Guru, No Method, No Teacher, en 1986) .
Face B: Afterwards. Là ça démarre en trombe avec "The way young Lovers" un morceau jazz/funk et remuant. Quelques notes de vibraphone vite rejoint par des cuivres qui emballent le tempo sans attendre. Les violons intègrent harmonieusement cette plage au reste de l'album. Le thème est dans le prolongement de "Cyprus Avenue" et musicalement proche de ce que sera l'album suivant ("Moondance").
On en arrive au deuxième sommet, "Madame Georges", sans doute la chanson la plus importante que Van Morrison a composée, car au coeur même de son univers. Il nous enmène de nouveau à Cyprus Avenue, lieu des rencontres mystiques. Van avait une tante qui, selon lui, possédait des pouvoirs extra-lucides. C'est la fée bienveillante dont regorgent les légendes irlandaises, ces êtres imaginaires capables de prodiguer des dons et d'influencer le destin. Ce long morceau de près de 10 minutes est une vibrante prière qui lui est adressée. C'est un gospel au chant monolithique sublimé par les variations de tons. L'orchestration est riche, les musiciens s'adonnant à un vrai numéro de funambule pour préserver tout le long ce subtil équilibre entre sobriété et foisonnement.
"Ballerina", le morceau suivant, est de même niveau. C'est la fée virevoltante et dansante, symbole de l'âme en extase. La rythmique en contre temps accentue ce sentiment de transe qui se dégage de cette chanson. Côté voix, c'est du plein chant, les chuchotements alternant avec les hurlements soul.
"Slim Slow Slider" conclut sobrement cet album. C'est le morceau le plus dépouillé, presque nu. La guitare est seule avec la basse et la flûte, sur un rythme lent, apaisé. Seuls les percussions et le saxo prennent le large sur la fin, signes d'une quête inassouvie.
Il est des musiques qui nous marquent à un moment donné de notre vie. On les écoute, parfois rempli de nostalgie, trait d'union entre passé et présent. D'autres nous transforment. Astral Weeks est de ceux-là en ce qui me concerne.
Mara McKee exprime cela bien mieux que je ne pourrai le faire: "ils [les albums de Van Morrison] accompagnent ma vie, lui donnent de l’âme quand elle en manque. Van Morrison, c’est l’âme faite chanteur : son ombre ne m’inquiète pas."