Nous étions en 1971. Avant Iggy, Ziggy et le basculement du monde. J'avais un ami, un seul, qui pensait que - après les Doors - Creedence était le meilleur groupe américain. C'est à dire le meilleur groupe du monde, selon lui. Comme preuve, il me faisait écouter "Bayou Country", et à lui tout seul, il imitait la voix de Fogerty, la guitare de Fogerty, mais aussi les crocodiles et les moustiques presque aussi méchants du bayou. Je le regardais avec admiration, et aussi pas mal de crainte. Je crois que cette musique, avec cette voix de noir possédé, irrité, avec cette rythmique que rien ne semblait pouvoir arrêter, ni même dévier de son chemin, avec cette guitare qui tour à tour criait puis carillonnait, surtout au long de morceaux anormalement longs (justement), me semblait trop grande pour ma petite chambre de lycéen, où la moiteur du bayou n'avait jamais pénétré... Me faisait peur, comme le témoignage plein de superstitions d'un monde trop loin du mien. Mais, dans "Bayou Country", il y avait aussi "Proud Mary", que Tina Turner chantait aussi, mais moins bien, me semblait-il : l'une des plus belles choses que j'aie jamais entendu alors - je n'avais que 14 ans, imaginez-vous. Et "Proud Mary" me faisait songer que, au delà des délires vaguement effrayants de mon ami, je reviendrais un jour à "Bayou Country", et que ce paysage flou, ces hommes aux chemises à carreaux et aux fiers instruments, eh bien, ce serait un peu comme mon pays, comme ma famille. Enfin mon pays, enfin ma famille. Là où mon cœur aurait grandi, là où mes craintes se seraient enfin envolées, tant d'années plus tard. Aujourd'hui, j'ai 57 ans, et la musique de Creedence, ce blues mécanique, brûlant et instoppable, me met le feu au cœur, et aussi les larmes aux yeux. Là est mon pays, ma famille. Où es-tu, mon ami ?