Bleu pétrole par René-Ralf

« Dans la nuit bleu pétrole de sa paire de Levi's ». Est-ce dans ce vers tiré des « Variations sur Marilou » de Serge Gainsbourg que Bashung a emprunté le titre de son dernier album ? Ou serait-ce dans le roman de Georges Bataille, "Le bleu du ciel" qu'on aperçoit dans le clip de « Résidents de la République » ? Toujours est-il qu'il reflète parfaitement l'ambiance de cet album ; dernier chant du cygne d'un poète trop tôt disparu.
Il aura fallu attendre six ans pour que Bashung donne un successeur au très sombre "L'Imprudence". Et la rupture est assez radicale. Exit Jean Fauque qui composait à ses côtés depuis 1991 et l'album "Osez Joséphine". Pour ce dernier chef d'œuvre, Bashung s'entoure de la génération montante de la chanson française : Gaëtan Roussel, Arman Méliès, Joseph d'Anvers et d'une autre grande figure de ces trente dernières années : Gérard Manset. Exit donc cet hermétisme-lyrique qui était de plus en plus palpable depuis "Chatterton". Pour autant si cet album est moins hermétique, il n'en est pas moins poétique. Les textes de Gérard Manset (« Vénus » et « Comme un légo ») sont de véritables perles (« L'inévitable clairière amie ; vaste, accueillante / Les fruits à portées de main et les délices divers, dissimulés dans les entrailles d'une canopée, plus haut que les nues... ») qui ont de quoi faire pâlir Grégoire, Mickaël Miro et autres « stars FM » aux paroles frôlant la parodie. Gaëtan Roussel n'est pas en reste. Ses compositions bien qu'assez « simples » n'en sont pas moins remplies d'images fortes et de sonorités qui font mouches. Sa collaboration est le véritable petit plus de cet album qui ancre parfaitement Bashung dans son époque en renouvelant son image avec un son plus « pop ». En témoigne « Je t'ai manqué », « Résidents de la République, « Hier à Sousse », « Sur un trapèze » et « Le Secret des banquises ».
Ceci étant cet album est étrangement épuré pour du Bashung ; ce qui lui confère une plus grande proximité et permet à l'artiste de poser un regard clairvoyant et lucide sur ce qui l'entour tout en accentuant le génie d'interprétation qui est le sien. Excellent de bout en bout, l'édifice est sublimé par un morceau central fleuve offert par Gérard Manset : « Comme un lego ». Neuf minutes d'une intensité rarement atteinte dans la chanson française, dépeignant la fragilité de la condition humaine et les illusions imposées par notre société : « Car si la terre est ronde et qu'ils s'agrippent, au-delà c'est le vide / Assis devant le reste d'une portion de frites, noir sidéral et quelques plats d'amibes »)
Bashung se permet également de reprendre une chanson de Leonard Cohen ; chose qui parait bien naturelle tant leur voix, leur poésie, leur ressemblance physique et leur élégante austérité les rapprochent ; adaptée par Graeme Allwright, « Suzanne », sans transcender, garde un certain charme apaisant.
Comme son nom l'indique, "Bleu Pétrole" est donc un album d'une teinture assez sombre, d'une texture assez épaisse mais d'un écoulement limpide mâtiné de reflets brillants. Disque plein d'une humanité réconfortante, il clôt une sublime carrière. Avec lui s'envole l'ombre du poète car comme il le professait dans « Osez Joséphine » il y a de ça vingt ans : « rien s'oppose à la nuit ».
Et même si, comme l'annonce la dernière chanson de l'album – l :!a magnifique reprise de Gérard Manset, il « voyage [désormais] en solitaire », reste qu'une étoile scintille tranquillement au cœur de notre nuit bleu pétrole...