Autant le dire d'entrée : Frank Ocean je n'y croyais pas une seule seconde. J'avais tenté Channel Orange à sa sortie, album au succès planétaire, tant chez les critiques que du côté du public, et j'en étais ressorti dubitatif, avec le souvenir d'un chanteur relativement médiocre multipliant les feats et les interludes sur des instrumentations surchargées (comme d'habitude dans les productions RnB). Pour sûr Channel avait quelques très bons morceaux, il y avait là un potentiel sous exploité d'un songwriter qui manquait cruellement de maturité et d'une capacité à transcender sa tracklist en un véritable album. Mais potentiel ou pas, je ne croyais pas au nouveau Frank Ocean. Dans mon cerveau mal foutu, je m'étais dit qu'il ne pourrait jamais faire mieux vu l'unanimité qu'il avait reçu pour ce qui était déjà considéré comme un classique des temps modernes. Je veux dire, si j'avais déjà pas été emballé par ça, pourquoi le petit frère me convaincrait ? Pour sûr, depuis lors Frank a brillé par ses feats., surtout chez Kanye West – mais ça c'est de la triche, même un chien crevé sonnerait bien chez Kanye (d'ailleurs son loup autotuné chez Pablo, quelle idée de génie n'est-ce pas?).
Je n'étais clairement pas prêt pour Blonde.
Et ce n'est pas cette première écoute qui m'aura donné une seule raison de changer d'avis. Pour l'auditeur inattentif/sceptique, Blonde présentera sans doute une surface sans relief. Une bouillie vacante dont toutes les sections se ressemblent, d'où rien ne se détache. Pourtant Blonde se distingue très nettement de la masse des albums du genre : là où la plupart des autres concurrents (comme lui-même le faisait avec Channel Orange) appellent l'exubérance de leurs vœux, la myriade d'instruments, les arrangements luxuriants, la prod ultra-léchée ; Frank Ocean en 2016 sort un disque de RnB... nu. Dépouillé, lo-fi. Il en fallait des bollocks, après l'esbrou-... pardon la riche diversité de CO pour débarquer avec une démarche aussi opposée. Et ma foi, c'est là que Frank Ocean aura fait ployer Wazoo. Car pour peu qu'on s'investisse vraiment dans Blonde au delà de son uniformité première, on comprend qu'il s'agit de la meilleure chose qui aurait pu arriver au chanteur. Alors que se dessinent petit à petit les traits de ces puissantes compositions, le dénuement de l'album se met à fonctionner comme un miroir, un qui reflète l'image de nos propres attentes en total décalage avec ce que propose Blonde. Miroir qui est pour moi devenu celui de la rédemption.
Ce vide qui m'ennuyait n'était que le résultat de cette épure improbable du genre, nécessitant un temps d'adaptation avant d'accepter la beauté de tout ce qui se déroulait en contrebas. Frank, pour donner chair à ses morceaux, ne prend que ce qui est nécessaire, pas plus. Pour "Solo", un orgue sera suffisant pour accompagner son chant gospel, un petit sifflement, des petits effets astraux discrets. "Ivy" se parera simplement de deux guitares rythmiques discrètes, très dream-pop, c'est à peine si on entendra les percussions de "Skyline To" et un petit drone qu'accompagne un doux synthé aux allures de theremin. "White Ferrari", avec son drone d'une improbable tendresse qui vient laisser la place à une simple guitare acoustique, ressemble à ce que Phil Elvrum des Microphones ferait s'il s'était mis au RnB (le morceau est d'ailleurs une sorte de reprise de "Here, There & Everywhere" des Beatles). Je pourrais continuer mas ce serait laborieux, à chaque fois le strict minimum est utilisé pour faire exister la composition. Et ça fait un bien fou ! Blonde est tellement reposant, il n'a pas besoin d'exploser dans tous les sens et de risquer l'indigestion pour laisser luire sa beauté tranquille, intime. Et dès qu'un instrument rentre en scène, son apparition est d'autant plus forte qu'elle émerge d'une ascèse ; chaque arrangement est un petit événement en soi. Ainsi en comparaison un morceau comme "Nights" qui change au moins trois fois de direction, passant d'un étrange accompagnement de deux guitares et d'un beat discret à l'arrivée d'une vague synthétique mélancolique enveloppante et d'un beat plus soutenu avant de s'engouffrer dans un arpège de guitare qui transitionne presque sans prévenir vers un pont introspectif aux instrus spectrales qui s'achèvera dans une reprise apaisée de la ritournelle du refrain. Malgré tout ce qui se passe sur ce morceau, malgré l'ascenseur émotionnel qu'il procure, l'humeur reste sereine. Il me semble que c'est cela qu'on appelle la force tranquille.
Il y a une autre raison pour laquelle cette approche fonctionne si bien : depuis Channel Orange la voix de Frank a pris son envol. Son chant est bien plus confiant, ses envolées dans les aigus sont bien plus maîtrisées qu'auparavant. Son spectre vocal s'est considérablement développé, lui autorisant une palette d'émotions bien plus large. Il est désormais tout à fait capable de tenir quasiment à bout de voix la plupart de ses chansons ; et c'est ce qu'il fait, avec goût, sur l'intégralité de Blonde. Ça ne l'empêche pas pour autant de barder régulièrement sa voix d'effets divers ; autotune certes (l'utilisation qui en est faite est assez juste), mais surtout des changements brusques de registre, lui faisant gagner une à deux octaves brusquement pour un rendu à l'hélium (comme sur "Nikes" et la fin de "Ivy").
Mais n'allons pas nous emporter, comme tout le monde s'est emporté à propos de Channel Orange à sa sortie ; Blonde est un excellent album, probablement sur le podium des meilleurs album RnB que j'ai pu écouter dans ma vie, mais j'ai envie de croire que c'est pas un "sommet". En tout cas pas le sommet artistique de Frank Ocean ; il est capable de faire encore mieux j'en suis convaincu. Car Blonde est certes stellaire dans ses meilleurs moments, et est parvenu grâce à sa nouvelle identité sonore à sortir un album d'une remarquable cohérence et qui dans son unicité laisse une forte impression d'ensemble ; mais il n'est pas dépourvu de défauts pour autant. À commencer par l'utilisation abusive d'effets vocaux qui donne trop souvent l'impression qu'un chipmunk est venu faire un feat. Le reste des effets passe sans soucis, Frank les utilise plutôt bien et ils résonnent étrangement (mais joliment), mais s'il pouvait se passer de celui-ci à l'avenir – sauf à la rigueur pour des twists comme celui d' "Ivy" – ça serait pour le meilleur. Autre problème ; les interludes pas toujours nécessaires. Bon il faut bien admettre que dû à la nature épurée et la narration évocatrice de Blonde ceux-ci s'insèrent bien mieux dans la tracklist que ceux de Channel Orange, surtout "Good Guy", mais certains finissent par être lourdingue à la réécoute, comme mister SebAstian et sa "Facebook Story". "Be Yourself", message vocal de maman Ocean à son fiston lui conseillant de ne pas prendre de drogue, peut au contraire agacer au début mais finit par prendre sa place avec son petit accompagnement mélancolique en fond qui lui donne de faux-airs de gospel involontaire.
Au final dans la balance ces derniers pinaillages ne pèsent pas bien lourd ; au risque de sonner franchement cucul, Blonde est imparfait car il est profondément humain. Ces histoires de rédemption, ces aveux de faiblesse, ces histoires de foi perdue puis retrouvée, ça méritait bien quelques errances sur le chemin pour mieux rebondir derrière. Pour conclure et m'auto-paraphraser ; il fallait vraiment oser Blonde, oser cette remise en question artistique d'une part, et d'autre ce pavé humble dans la mare d'un genre qui a intérêt à y voir une porte possible vers le salut, qui ferait bien de la jouer comme Frank. C'est à dire faire un pas de côté, se poser, prendre du recul, et méditer un peu.