2000 : Nouveau Millénaire, qui inaugure des prochaines décennies où l'écoute de la musique sera profondément complexifiée. Les albums des vieilles légendes prennent évidemment une couleur particulière cette année-là, ils ont un truc en plus, qui seraient intéressant à analyser. Nous ignorons quelle impulsion particulière a élancé Robert Smith sur le concept de l'album, contrairement aux deux autres volumes ; nul doute que des angoisses particulières émaillèrent la production d'un album, certes imparfait, mais que je trouve sous-estimé. Il est le seul disque sans singles, sans retentissement décisif dans la carrière du groupe. C'est pourtant, pour moi, un album qui possède une personnalité là-aussi remarquable, comme les deux autres ; seulement, il souffre de certaines réductions ou allongements qui tournent en sa défaveur.
Certes, le premier son qui ouvre l'album, n'est ni une batterie implacable, ni un carillon farceur : c'est juste une guitare qui déboule, et qui explose gentiment. Mais "Out of this World" expose elle aussi brillamment les intentions de l'album, avec des claviers mimant des cors au loin, des guitares classiques s'adjoignant d'une électrique qui s'y répercutent comme des gouttes d'eau : nous allons marcher dans les prairies mouillées, là où les fleurs saignent, où les cœurs s'étranglent dans l'étreinte. Smith semble d'ailleurs plus distant vocalement, laissant davantage la musique porter le message (notamment avec un piano, le premier de la trilogie, mais qui n'apporte pas tellement). "Watching we fall", est pour moi une des meilleures chansons de The Cure toutes périodes confondues. Cette fois, l'explosion est ultra-jouissive, présentant les trois notes puissantes, comme des matraques, qui formeront les Trois Mousquetaires du morceau entier - entendez par là les faits d'arme, le rythme, l'histoire entière du morceau. La batterie est violente, l'ambiance enfumée, et Smith est à la fois dans un état totalement second et dans une lucidité absolue. Les 11 minutes se déroulent dans une exploration totale de soi-même, qui s'achève dans un cri très communicatif, comme un mur s'explosant dans le Soi, enlevant les limites physiques. Dopage idéal pour se sentir ailleurs comme profondément connecté à ses Démons - derrière notre monde, en somme. "Where the Birds always sing" (d'un point de vue strictement titres, je trouve que c'est le meilleur des trois opus) s'ouvre en percussions, avant qu'elles se fassent surligner par les fameuses guitares mélancoliques. D'autres tressaillent rapidement à chaque fin de vers, que Smith chante plus à mi-voix triste. Le piano revient ; une nouvelle fois, je ne vois pas trop son rôle. La chanson est agréable, mais un peu trop, notamment après un abrasement comme son prédécesseur. C'est l'écart d'ambition qui se retourne contre lui.
"Maybe Someday" est excellente ! La guitare est équipée d'un riff très entrainant, accompagné d'une batterie qui appuie efficacement les évocations électriques, semblant être motivées pour contrer la tristesse. Les campagnes restent debout sous la pluie, portées par les peut-être, les rêves de jours meilleurs. Ce n'est pas franchement sombre, mais elle réussit dans l'atmosphère d'une lutte contre la fatalité. "The Last day of Summer" est toutefois un rappel à l'ordre de la pluie (silencieuse la pluie), un retour à une réalité plus décevante ; la guitare acoustique retrouve son ampleur mélancolique, la batterie est davantage étouffée, et la guitare électrique se fait plus minimaliste, aux notes toujours plus précises, jusqu'à crier sa peine par instants. Le piano apporte cette fois son grain de préciosité sentimentale. Encore une très belle chanson, mais on se prend à rêver de la dimension qu'elle aurait eu avec des claviers aussi affirmés que sur "Disintegration". "There is no If" régresse par contre : la mélodie est bien pop. D'ailleurs, Smith ne semble pas particulièrement enclin à la chanter pleinement... Les guitares sont de purs accompagnements, des bruitages de clavier sans interprétation profonde émaillent derrière. Bien qu'étant la plus courte, elle est oubliable - et loin d'être glaciale.
"The Loudest Sound" s'ouvre sur un écho de "POU", agrémentée d'une guitare joueuse et câline à la fois, qui m'a toujours charmé. Une fois encore, la guitare électrique rejoint la guitare acoustique, plus froide que cette dernière, et la cohabitation entre ces deux températures parviennent à se mettre à pied d'égalité sur ce morceau. Là, l'atmosphère est réellement glaciale et mélancolique, et quelle belle mélancolie ! "0839", à sa manière, illustre bien la différence et le recul que prend "Bloodflowers" par rapport aux deux autres tomes de la trilogie. Le planant est enlevé, malgré certaines spatialisations qu'on retrouve tout le long de l'album, pour un son plus classique, tout en restant foncièrement original. Mais sur cette chanson, il a le cul entre deux musiques : comme tentée d'innover avec ces cordes -véritables-, mais retenue par des guitares plus grasses. Comme une sensation d'occasion manquée ; elle a de superbes bases, mais on sent tout le potentiel d'une expansion davantage céleste, comme sur "Pornography". "Bloodflowers" est une magnifique conclusion, à la fois de l'album et de la Trilogie entière ; elle est l'une des rares chansons du disque qui soit totalement cohérente avec les deux autres volumes. La batterie tape des échos passant de canal en canal, les claviers sont funéraires mais semblent rejoindre des cieux solennels empreints de plénitude, et Smith est habité par la pensée paisible que ce qu'il a ressenti restera comme une éternelle fleur dans les campagnes musicales. "Never die" susurre-t-il, comme s'il n'avait plus peur de ne faire que passer... Lui qui a ouvert "Pornography" en chantant "Qu'importe que nous mourrions tous"... Un chemin, sur trois décennies différentes, parcouru dans la recherche permanente du Beau, de la résistance face au confort, pour des réussites comme des échecs, mais toujours dans la sensibilité suprême de l'âme, toujours en préservant ses écorchures et ses doutes si humains. C'est cela son éternité. C'est cela qui fait toute l'essence de cet album, plus longuet, plus oubliable que les deux autres, mais qui en a conservé les principaux attraits dans son fond. C'est cela qui constitue, effectivement, la vie éternelle de The Cure, et la cure de Jouvence des générations brisées par la pornographie sociale, la désintégration des émotions, les fleurs ensanglantées par le temps qui passe.