L'album « Brown Book » de Death in June, publié en 1987, fait à la fois office de tournant et de synthèse de l'œuvre de Douglas Pearce. Tournant, car il s'agit du deuxième disque – après « The world that summer » (1986) – pour lequel le musicien britannique est seul aux commandes de Death in June, et que la dimension post-punk/darkwave du groupe commence à s'estomper au profit d'une musique plus proche de ce qu'on appellera alors le néofolk. Synthèse également, puisque toutes les grandes caractéristiques de la carrière de la formation (tant musicales, thématiques qu'esthétiques) s'y combinent – et ce au sein d'un équilibre parfait.
En effet, si l'album a déjà très nettement un pied dans le néofolk (particulièrement ce qui concerne la face A), il ne renie pas pour autant les expérimentations électroniques et les rythmiques martiales, tutoyant presque la musique industrielle (la participation de John Balance, co-leader de Coil, n'étant sans doute pas anodine) ; d'un point de vue thématique et esthétique, Pearce y pousse plus loin que jamais l'art du paradoxe et de la contradiction du sulfureux groupe, et ce dès le premier morceau.
La chanteuse Rose McDowall et John Balance y scandent, sur un air enfantin, la morbide formule « Heilige Tod » (« Sainte Mort ») ; immédiatement suit « Touch Defiles », une balade folk grisâtre et venteuse, portée par le chant morose de Pearce, typiquement représentative de l'esthétique misanthropique du groupe. « Hail ! The White Grain », met une fois de plus la guitare acoustique en avant, soutenue par une batterie lourde et de sinistres voix synthétiques ; le texte, lui, est d'inspiration runique, inscrivant toujours plus Death in June dans les centres d'intérêt occultistes et païens du néofolk. Le titre suivant, « Runes and Men », est sans conteste l'une des plus belles balades composées par Pearce ; la voix y est posée et chaleureuse, la guitare apaisante, et la voix cristalline de Rose McDowall et les chœurs masculins parachèvent de magnifier le tout. Et pourtant, comme pour instaurer un malaise constant, à un texte déjà obscur (« I drink a German wine/And drift in dreams of other lives/And greater times ...») est associé en fond sonore un discours du dignitaire nazi Adolf Wagner. La vigoureuse rythmique qui introduit « To drown a Rose » (l'unique single de l'album) ne laisse en rien présager de la nature profonde du morceau : la chant couplé de Pearce et de McDowall, la guitare répétitive et déterminée, le retour des cuivres de « The world that summer » et le souffle serein qui les accompagne confèrent au titre un lyrisme unique, en faisant le point culminant de l'album.
La face B se tourne clairement vers des horizons plus expérimentaux, à l'instar de son morceau d'ouverture, l'inquiétant « Red Dog – Black Dog », presque uniquement vocal. « The Fog of the World » est une nouvelle balade, dont le texte est une adaptation d'un passage des « Pompes funèbres » de Genet (l'un des auteurs fétiches de Pearce), presque rassurante, si l'on excepte les pleurs de bébé qui font office de fond sonore … Vient ensuite le très lugubre « We are the lust », remixe épuré à l'extrême de « Europa : the Gates of Heaven », face B du single de l'album ; la rythmique est répétitive et agressive, l'atmosphère tendue et angoissante à l'extrême, et John Balance, dont on connaît le talent vocal, répète inlassablement l'étrange phrase : « Hold a knife/Blooded to the throat of Love ... ». C'est David Tibet, de Current 93, qui est ensuite mis à l'honneur sur « Punishment initiation », morceau aussi épuré que le précédent, même s'il parvient à conjuguer sonorités élecctroniques et guitare sèche. Le morceau titre, « Brown Book », est sans doute le plus propice à alimenter la polémique (il aura d'ailleurs été censuré en Allemagne) : il s'agit en effet d'une interprétation de « Horst Wessel », l'hymne officiel des S.A. sous le régime hitlérien, sur laquelle interfèrent quelques échos électroniques. Si l'aspect provocateur de la présence de ce morceau est indéniable (« C'est la seule et unique fois où j'ai vraiment cherché à provoquer », avouera Pearce), il parvient également à pousser même le plus intellectuellement paresseux des auditeurs à s'interroger sur le sens de ce qu'il écoute. Car, au fond, cette reprise ne fait qu'aller au bout du concept de l'album : mettre en évidence la contradiction entre fond et forme, esthétique et propos. Le chant allemand, à l'oreille, évoque dignité et noblesse ; et on ne peut dire la même chose de l'idéologie qu'il sert. L'album s'achève enfin sur « Burn again », titre asséché à l'extrême, sur lequel David Tibet intervient une fois de plus.
Rigoureux et implacable dans sa démarche, beau dans ses sonorités, à l'impact dérangeant : « Brown Book » est sans doute l'œuvre majeure de la réflexion proposée par Death in June, en plus d'être son objet le plus passionnant et le plus épuré sur le plan musical.