En 1997, alors que le grunge n’est plus qu’un triste souvenir et que la britpop affable et gentillette a envahi le paysage rock d'alors, une poignée d’irréductibles metalheads résiste encore et toujours à l’envahisseur.
Sous la bannière des Rage Against the Machine ou encore Ministry, l’heure est à la fusion, au mélange des genres, au metal alternatif, industriel, au Nu Metal. Fer de lance de ce dernier, le groupe américain Korn rentre dans le studio de Steve Vai afin d’enregistrer l’album Life is Peachy, archétype de son genre. Tandis que le disque est en préparation, les membres du groupe entendent un bruit indistinct dans l’autre studio, si monstrueux qu’il semble venir d’un autre monde, ils décident d’écouter à travers la porte pour savoir ce que c’est, et ils avaient bien fait de mettre des frocs marron, car derrière cette porte, un type un peu fou du nom de Devin Townsend, épaulé par le reste du groupe Strapping Young Lad, était en train de livrer une conception toute singulière et particulièrement violente du metal extrême, à jamais gravée dans l’histoire sous le nom de City.
City donc, deuxième album studio du groupe du canadien le plus fêlé de sa génération, c’est moins de 40 minutes d’énergie pure et de technicité mortelle, 9 titres frappadingues et violents à faire passer les grands noms du black metal pour des ballerines et ceux du death pour des popstars conformistes, le tout auréolé de la schizophrénie ambiante d’un leader bipolaire qui donne au final un son agressif, brutal et presque terrifiant. Imaginez une créature issue de l’univers de H.P. Lovecraft copuler avec un énigmatique monstre créé par le génie d'H.R. Giger et donner naissance à un monstre non identifié, si ce monstre devrait pousser un cri, pour sûr que ça ressemblerait à Strapping Young Lad.
Démarrant par les 1 minutes et quelques de Velvet Kevorkian, l'album donne tout de suite le ton : "je vais tout défoncer sur mon passage". Le monstrueux And Hail the New Flesh confirme la volonté qu’ont Devin Townsend et ses congénères de se placer au plus haut de la pyramide du metal en termes de lourdeur et d'agressivité, et les autres titres ne sont pas en reste. Entre AAA qui aurait pu faire partie de la bande originale de Matrix tant il est en raccord avec son temps (industriel, il se dégage de ce morceau un doux parfum de dystopie et de coolitude absolue) et aurait pu se tailler une place de choix parmi Rob Zombie ou The Prodigy au sein de cette B.O. mortelle, ou l’immense Detox, véritable déferlement de puissance qui caractérise à lui tout seul le son démentiel de SYL (pour les intimes) et le penchant un peu schizo de Devin, lourd, agressif, et vomissant une pelleté de clichés musicaux metal outranciers et jouissifs à la minute. Oh My Fucking God et Home Nucleonics sont également à signaler, courtes claques pourtant efficaces habitées par le chant crié de Devin, chant qui, lors du refrain dantesque de Underneath the Waves, se transforme plus en une mêlée de hurlements fanatiques et possédés, ou encore les titres qui concluent l’album, Room 429 et Spirituality, avec leur son cauchemardesque au tempo pourtant moins agressif et plus lent (tout aussi lourd !) qui confinent tout de même au malaise par certains moments.
City est le résultat d’une ingurgitation massive de tous les genres qui ont le malheur de lui passer sous la main, du death au thrash, en passant par l’industriel et le nu metal, c’est un album presque expérimental qui montre, si ce n’était pas déjà fait auparavant (notamment avec sa carrière solo) le goût qu'a Devin Townsend en ce qui concerne la recherche du son le plus dense possible, un mur sonore épais comme jamais et presque palpable si on écoute l’album dans des conditions optimales, tout cela en partie grâce à des arrangements et une tonne de couches rythmiques superposées utilisés par l'artiste jusqu’à outrance (frisant l'excès... sans le toucher, ce qui est une prouesse) et à sa capacité à s'entourer de bons musiciens, dont on retiendra à la batterie la présence d’un maestro du genre, l’horloge atomique Gene Hoglan, habitué du death, au jeu frénétique d'une violence significative.
Ce second opus de Devin et sa bande va au final avoir un succès non négligeable par rapport au premier album (qui selon la légende s’est vendu à 114 exemplaires aux USA) et va réussir là où d’autres (comme Slayer avec Reign in Blood 10 ans avant par exemple) ont échoué : c’est-à-dire se faire le porte-parole d’un genre en étant à la fois le plus extrême possible mais tout en restant compréhensible. Car City fait l’exploit d’être en même temps brutal à l'excès et lourd comme un Gojira avant l’heure, mais aussi étrangement propre, limite accessible pour le non-initié. Le tout grâce à une production parfaite et au talent qu’a Devin de balancer un déferlement de rage et d’agressivité qui n’est pas aussi hermétique que la plupart des productions du même genre de l’époque.
City est également un reflet d’une époque musicale révolue, dominée par une scène underground ne faisant aucun effort pour être populaire, mais qui était férocement authentique, à contre-courant, ou même contre le système. Et si l’on peut retrouver actuellement des groupes, des artistes qui se déclarent à contre-courant qui tentent tout de même de faire passer un message à travers leur musique, il est très rare d'en trouver des qui mettent la même rage, la même intensité (le même cœur ?) et la même ferveur limite fanatique qu’a mis Devin Townsend sur City, de Strapping Young Lad, fruit d’un cerveau malade et bipolaire mais, et c'est cliché de dire ça, pourtant atteint d’une autre maladie des plus belles, celle de croire en la musique metal.