Eriger de nouveaux royaumes, sur les cendres des pères

Gangrenée par la gangue oligarchique, éventrée par les rapines internes, desséchée par les soiffards de pouvoirs qui se poignardent à la volée, un autre empire s'est effondré. Tous les Empires se disloqueront, ceux d'hier et ceux de demain encore, et dans leurs sillages, leurs rêves moites et effarés persisteront comme autant de mensonges assénés à la gorge du peuple décharné.


Étrange carrière que celle de Rhys Fulber. Le compositeur a grandi dans la mélasse Electro Indus et EBM (Electro Body Music), en formant avec son acolyte Bill Leeb (ancien chanteur de l'iconique Skinny Puppy) Front Line Assembly, une formation cyborg et tapageuse qui posera les marques d'un genre nouveau, au crépuscule d'une union décidément fertile entre la new wave, le post-punk, et les aberrations électroniques. Rhys Fulber est donc un enfant de l'industrie martelée, de la dance music punkisante et un peu has been, revendiquée comme une musique aliénoïde perpétuée dans une éternelle et obscure transe martiale. Depuis, Rhys Fulber a quitté son groupe pionnier et à multiplié les projets et les casquettes, mais c'est ici dans son format "solo" qu'on le retrouve, et c'est bien là où il est le plus original, magnétique et sensationnel.


"Collapsing Empires" a été mis en boîte pendant la pandémie Covid, et ça se sent. Comme son grand frère "Brutal Nature", sorti en 2021, il constitue un diptyque, un état de l'art de nos sociétés sclérosées. Balayée l'emphase très kitsch de ses autres projets, ici l'anglo-saxon fait vibrer ses nappes synthétiques d'élans cinématographiques et insuffle à quelque-uns de ses beats les ténèbres d'une techno industrielle très berlinoise ("berghain techno", comme qui dirait). Plus tortueux que "Brutal Nature", qui s'offrait des mélodies quasi lumineuses, "Collapsing Empires" est un astre froid, parfois brutal, constamment émotif. L'alchimiste Fulber s'amuse à triturer les basses ultra-puissantes et saturées pour nous emmener vers des retournements rythmiques ou des crescendos inattendus.


Le son est abrasif et très ample, on s'immerge totalement dans la cuve d'acier liquide dans lequel nous trempe l'artiste, on sent la porosité de nos mondes qui finit par tomber sous la hargne du kick ferreux. Alors que beaucoup de la techno industrielle pourrait paraître "sans âme (humaine)", Rhys Fulber démontre bien le contraire, apportant une dimension introspective aux paysages bétonnés et complexes d'un genre de niche plutôt extrême. En ponceur avisé et aventureux, il s'amuse du genre, et le réinvente. Les deux premiers titres de l'album, ainsi que "Palace of Pioneers", le prouvent bien.


Il n'y a pas que du "Boom Boom"passionné dans Collapsing Empires, mais également des plages plus ambient, où de longues plaintes de machineries grinçantes s'allient en un ode funèbre à la technologie autophage. "Dead Reackon", "Transfiguration" et "Dronegail" jouent ces rôles de soupape de pression, de passeurs entre deux assauts à la violence modérée : un titre comme "Glory To Labour" fait presque office d'espiègle IDM, tandis que "As Far As Dreams" rejoint les sphères de l'épopée classique avec beaucoup d'adresse. Le morceau final "Empire Collapsing"est carrément cosmique, sorte d'anti-thèse linguistique et musicale du premier morceau. Ici, l'Empire s'éteint, seul, dans un requiem de lames troposphériques.


A la lisière de ses projets très facilement genrés, Rhys Fulber laisse ici s'épanouir les prismes mentaux d'une musique mutante et expérimentale, très sensible et abordable pourtant. En mariant les meilleurs aspects de la techno industrielle et des amplitudes spatiales, "Collapsing Empires" érige de nouveaux royaumes, sur les cendres des pères.

FlorianSanfilippo
8

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Créée

le 12 sept. 2022

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