Loin de faire le consensus parmi les aficionados, "Cyclops Reap" est parfois sévèrement jugé pour son manque de spontanéité, on accuse Tim Presley d'appliquer la même recette que celle qui fut utilisée pour ses précédents albums, qu'on lui préfère.
Je ne comprends pas ce reproche lorsque à l'endroit des Black Lips, les détracteurs de ce disque défendent bec et ongle "Underneath the Rainbow" contre ceux qui le boudent en leur opposant qu'il s'agit là d'un disque à la Black Lips (leur 7ème album studio) comme on en a toujours connu.
L'observation d'une tradition personnelle ou l'application d'une marque de fabrique serait donc honorable chez les uns, et préjudiciable aux autres.
On reproche aussi à "Cyclops Reap" sa profusion d'effets et de bruitages psychédéliques - un élément pourtant bien connu de la recette White Fence, pas beaucoup plus présent dans cet album - qui empêchent une bonne lisibilité et intelligibilité du disque.
Je ne comprends pas non plus ce reproche lorsque les mêmes qui objectent cet argument dépréciatif adulent le premier album, excellent soit dit en passant, de Morgan Delt, où la profusion d'effets et de bruitages psychédéliques est là encore - si ce n'est d'avantage - un procédé fortement mis à contribution.
On a hasardé que chez Morgan Delt ces effets contribuaient à une ambiance particulière - mais n'est-ce pas aussi le cas de White Fence ? - tandis que leur pertinence chez White Fence n'était pas, ou plus, aussi évidente, qu'ils servaient à "Cyclops Reap" de cache misère pour pallier à un manque de véritables mélodies et de chansons.
Or selon moi les chansons sont bel et bien là, je les nommerai plus tard. C'est à mon avis là une remarque injuste qui ne peut être exprimée que par mauvaise foi.
Mais pour l'heure je voudrais m'attarder sur les raisons qui ont poussé ceux qui jugent ce quatrième (je compte "Family Perfume" comme un double album) album de White Fence comme un disque médiocre et décevant, dans le but de comprendre les motivations de ce rejet presque unanime.
Je ne peux formuler là que des hypothèses, et non des accusations, à l'encontre de mes compères amateurs de rock indépendant psychédélique contemporain.
Je constate tout d'abord que quoi que fassent les Oh Sees ou Ty Segall, ceux-ci sont toujours adulés.
Chaque nouvelle sortie du clan, chaque album - même le projet solo de John Dwyer qui est une fumisterie pompée sur celle de Gap Dream, même la reprise de Coachwhips pour quelques concerts - est inévitablement applaudie à l'unissons par l'ensemble des zélateurs.
Ty Segall a même essayé de pondre un album inaudible - j'ai nommé "Slaughterhouse" - et ça n'a pas manqué : les thuriféraires de celui que l'on nomme le prince de Frisco ont automatiquement répandu la fumée sacrée sur l'oeuvre, et, tandis que les hosannas et les alléluias retentissaient aux côtés de Ty Segall, on jetait sous ses pieds des rameaux d'olivier, des branches de palmier et des manteaux en tissus précieux.
En voilà un qui a du bien ricaner et qui pourtant avait - semble-t-il - fourni beaucoup d'efforts pour que son disque soit le plus imbitable et le plus dégueulasse possible.
Il eût beau se cacher derrière les fûts et choisir un nom passe-partout pour une petite galéjade à l'arôme de Black Sabbath (FUZZ), il fut encore débusqué et porté au pinacle.
Les Black Lips ont sorti un album bien moins enthousiasmant à mon goût, bien moins original, bien moins bon en un mot, que celui de White Fence dont on parle ici, et pourtant nombreux furent les apôtres à dégainer leur épée pour trancher l'oreille impie de ceux qui osaient porter la main sur "Underneath the Rainbow" afin de l'emmener à l'exégèse et de le clouer sur le bois de la critique.
En comparant le sort de White Fence à celui des trois géants susmentionnés du rock indépendant contemporain, il me vient à l'esprit qu'en terme de popularité il ne rivalise pas avec ces trois monuments.
C'est - ici en France - qu'après l'espèce de festival en hommage à la scène de San Francisco qu'il fut découvert, sous le boisseau de Ty Segall. Les gens se sont sans-doute rendus compte que Ty Segall avait fait un album (Hair) avec lui.
Peut-être que sans se l'avouer, nombreux sont ceux qui parmi les aficionados du genre sont agacés par l'ampleur de la renommée de ce courant musical. Le petit festival que j'évoque fut sponsorisé par Agnès b. il y a effectivement de quoi être agacé lorsque l'on a longtemps été les seuls à s'intéresser à tous ces groupes.
Je le suis moi-même. Mais je me résigne, comme don Fabricio Salina, à observer le phénomène d'un œil désabusé et narquois. Tant pis pour moi, qui perd de plus en plus de cette exclusivité d'appréciation, tant mieux pour les artistes qui en bénéficient.
Indéniablement, lorsqu'un artiste gagne en popularité, on en souffre : on est bien plus en condition d'apprécier le concert de White Fence en hiver MMXII, entre nous, que lors de l'été MMXIII parmi une foule de blaireaux qui pogotaient sur des ballades.
Beaucoup de gens, inconsciemment peut-être, ont à ce moment-là tendance à brûler ce qu'ils ont adoré.
Par exemple, on a beau aimer le côte de Nuits, si une foule d'inconnus a laissé traîner sa bouche sur le goulot, on est en droit d'hésiter à porter la bouteille à ses lèvres pour y boire ensuite une gorgée. De la même manière que le vin dans ce cas là est vicié par la bave, l'intérêt pour un groupe autrefois moins connu est vicié par la vulgarité du nombre.
Je hasarderais que ne pouvant se résigner à sacrifier les monstres sacrés (Ty Segall, Oh Sees, Black Lips) au feu du moloch de leur dédain, ils choisissent une victime de moindre taille : White Fence.
Ce qui n'est pas encore véritablement connu a droit jusqu'à un certain point aux louanges de ces chantres : Morgan Delt.
Ce qui est véritablement connu, mais trop important pour être abandonné, y a encore droit pour longtemps.
Ce qui est véritablement connu, mais de moindre importance, sera maudit.
C'est selon moi l'une des explications à l'attitude bégueule qu'affectèrent certaines personnes autour de moi à l'égard de "Cyclops Reap".
Ceci étant dit, revenons au disque en lui-même.
Conjurons à l'instant - une nouvelle fois - ce qui fut dit au sujet des bruitages :
On croit deviner chez White Fence une volonté d'occulter sa trop grande capacité de compositeur pop sous un voile opaque d'artifices dissonants et bruitistes, comme pour protéger son art des oreilles profanes (ce qui n'a marché qu'un temps).
Ce ne serait ainsi non pas un cache-misère mais un cache-trésor.
"Cyclops Reap" est selon moi l'album de la maturité : en effet la même recette que celle des albums précédents y figure, mais elle semble plus aboutie et mieux rodée, tous les précédents albums sont en comparaison atteints d'une primitive et candide imperfection.
S'il n'y a plus la qualité brute et la spontanéité du premier album, il y a dans "Cyclops Reap" un raffinement et une expérience que fatalement il ne pouvait y avoir dans le premier ou dans "Growing Faith".
Sans-doute qu'une louable volonté de s'extraire un peu du carcan "lofi", de cette mode de la production grossière dont il faut bien au bout d'un moment sortir, a eu son importance.
Quant à "Family Perfume", avouons qu'il péchait tout de même par sa longueur. On ne peut raisonnablement pas vouloir composer 29 tubes en une année, il y a inéluctablement du déchet.
Aussi, Tim Presley a réduit pour "Cyclops Reap" le nombre d'interludes loufoques et de pistes de remplissage punk bruitistes souvent pénibles, on l'en remercie.
Si l'écoute de ce disque ne vous a pas convaincu alors que vous l'écoutiez assis devant votre platine, en buvant de l'eau plate, c'est peut-être que vous n'étiez pas dans de bonnes dispositions.
Faites une expérience :
Après une soirée bien arrosée (ou bien enfumée) il arrive souvent que l'on ait une longue marche à faire en sortant de son train de banlieue pour aller jusqu'à son domicile, mettez à ce moment-là votre casque, sortez votre baladeur numérique et écoutez l'ersatz de cet album, vous allez décoller et vous regagnerez vos pénates en flottant dans un univers de constellations électriques scintillantes : les phares, les néons, les lampadaires, tout deviendra magique.
Après cela, il y a des chances - sauf si vous avez des goûts de merde ou que vous êtes de mauvaise foi, ce qui n'est pas rare notons le - pour que votre façon de voir ce disque ne soit plus la même.
L'album commence par une explosion grouvie nommée "Chairs in the Dark", le contraste entre instrumental énergique et chant nonchalant est habituel chez White Fence, la ligne de basse est totalement folle et furieuse, elle est l'atout majeur de ce morceau. Tout le reste, hormis des phrasés de guitare intermittents ça et là de la guitare, est calme et droit : la guitare fait des arpèges froids et métalliques, le jeu de la batterie est assez falot et basique, mais la ligne de basse ondule, vrille, se contorsionne en des formes serpentines, comme si elle se débattait, maintenue d'une fermeté placide sous les autres éléments de la chanson.
Après cette puissante entrée en matière, les choses se tassent avec "Beat", un morceau à étages, il démarre tout en retenue et gagne petit à petit en intensité jusqu'à la fin pour laisser place à "Pink Gorilla", le single de l'album où grogne par moments espacés une fuzz monstrueuse.
L'enchaînement des chansons est habilement pensé, on alterne pour l'instant entre chanson paisible et chanson énergique : la velvetienne "Trouble is Trouble Never Seen" succède à "Pink Gorilla".
"Live on Genevieve" met fin à cette succession de bons morceaux, cela dit, lorsqu'on a l'on est dans un état second elle passe, elle ne se remarque pas. Il n'y a d'ailleurs pas grand-chose à dire au sujet de cette chanson, elle est insignifiante, ignorons là.
Survient ensuite le véritable tube de l'album, la ballade folk rock acidulée "To The Boy I Jumped In The Hemlock Alley". Les glissandos à rebours confèrent à cette opiacée tantôt des airs ruraux indigènes de country tantôt des allures exotiques d'extrême-orient.
Voilà, à n'en pas douter, une chanson à la hauteur de "Sticky Fruitman Has Faith", de "King of the Decade" ou de "It Will Never Be".
Je ne sais si cette chanson est mal entourée à dessein (question de mise en valeur) ou si la piste qui la précède ainsi que celle qui lui succède ont pâle figure à ses côtés, mais "New Edinburgh" m'ennuie autant que "Live on Genevieve".
Passons sur cet amas de sonorités diffuses et de mélodies absconses qui donneraient raison aux détracteurs du disque s'il y en avait onze dessus. Après ce galimatias se trouve la sœur cadette de "To The Boy..." :
"Make Them Dinner At Our Shoes".
Cette autre ballade rivalise avec elle de grâce et d'élégance, c'est décidément un domaine où White Fence excelle en studio.
"White Cat" est selon moi l'une des trois pistes, avec les deux qui entourent "To The Boy...", que l'on peut zapper lorsqu'on écoute "Cyclops Reap".
On a placé les joyaux de ce disque dans de vilains écrins.
Les deux derniers morceaux sont en revanche très bons, ce sont encore deux ballades, pour "Only Man Alive" et "Run By The Same" le procédé est analogue à celui de "To The Boy..." et "Make Them Dinner..." : des arpèges ou des accords de guitare folk avec des petits phrasés aigus country et des glissandos de guitare électrique, la voix nasillarde un peu dylanesque de Tim Presley, et bien sûr les ajouts de guitares inversées et les bruitages électroniques d'usage chez White Fence.
J'a énuméré - il me semble - suffisamment de chansons et de titres respectables pour que l'on puisse écarter la pertinence du reproche fait à cet album d'être constitué de rebuts d'enregistrements de "Family Perfume" et de manquer de véritables « chansons ».
Hormis "Chairs in the Dark" et "Pink Gorilla", Cyclops Reap est donc un album principalement constitué de bonnes ou excellentes ballades folk rock.
Il est vrai que le talent le plus reconnu de White Fence est la qualité de ses prestations scéniques, où par souci d'adéquation il exécute plus volontiers des chansons énergiques, avec un impressionnant jeu de guitare très inspiré du rock psychédélique de la fin de la décennie MCMLX (il imite même parfois - sans aucun artifice - le son des guitares inversées). Je garde d'ailleurs un excellent souvenir de ce concert au Point Éphémère et je me suis consolé de n'avoir pu assister à son retour l'été suivant en voyant des vidéos de crétins faisant irruption sur la scène, y gesticulant de façon grotesque (à ce propos, je me suis toujours demandé, quel intérêt y a-t-il à s'exhiber à la vue de tous pour s'y mouvoir de façon aussi ridicule ?). Quelle gabegie... Enfin baste de tout ceci.
Il a été dit, en plus des reproches sus cités, que Cyclops Reap était un album destiné à plaire surtout aux novices, aux découvreurs de White Fence, et qu'ainsi les doctes habitués - auxquels je dois faire exception - ne pouvaient guère se laisser à l'enthousiasme et se devaient de hausser les épaules, de faire une petite moue et de dire plaisamment « Oh... c'est du White Fence... ».
Il est à mon avis un peu tôt pour se montrer blasé de White Fence, il ne s'agit là que de son quatrième album, et la musique de Tim Presley n'est pas encore rouillée.
Je place "Cyclops Reap" fièrement dans le haut mon top X de MMXIII. Si le premier album des Mystic Braves était sorti comme prévu l'année précédente ou n'était pas aussi génial, "Cylcops Reap" aurait alors été premier de mon top album de l'année MMXIII, pourtant riche en bons disques.
C'est un album que j'ai beaucoup écouté, avec un grand et réel plaisir. Je l'utilisais parfois comme fond sonore lorsque je lisais les chants de Maldoror dans les transports en commun : c'est un disque d'une beauté bizarre doté d'une grâce distordue.