The Funky Cypress Hill Shit
Avec des parents originaires majoritairement de Cuba et des pays frontaliers de l'Amérique, les jeunes générations latino-américaines peinent à se faire une place dans le monde rapologique américain. Au début des années 90, Kid Frost, d'origine mexicaine, est l'un des seuls représentants de la scène latino à avoir réussi à placer des albums et des singles dans les charts. Prouvant qu'il existe d'autres minorités qui ont du batailler encore plus pour se faire respecter et tenter de percer une brèche dans cet univers parfois fermé et difficile. Surtout qu'une partie de leur culture et de leur mode de vie a été reprise par les afro-américains à l'arrivée du style gangsta rap sur les ondes. Les lowriders et leurs suspensions hydrauliques en tête. La scène latino reste donc assez underground jusqu'en 1991 et l'arrivée funky et fumeuse du trio Cypress Hill, qui va devenir la référence de toute une minorité pour les décennies à venir.
Classé 4ème au Top R&B/Hip-Hop Albums, 31ème au Billboard 200 lors de sa sortie et certifié double disque de platine, le premier album du groupe est un succès commercial et critique. Sept ans après le magazine The Source le classe parmi ses "100 meilleurs albums de rap" tandis qu'en 2006 il entre dans le livre "Les 1001 albums qu'il faut avoir écoutés dans sa vie". En un album, la communauté latino est passée de l'ombre à la lumière, grâce à ces trois artistes qui ont su adopter la bonne méthode au bon moment.
La formule aura pourtant mis un moment avant de faire effet car c'est en 1986 que commence l'histoire du groupe, à la base appelé DVX. A l'époque, c'est un trio originaire de South Gate, commune pauvre et majoritairement latino du sud de Los Angeles. Il y a Sen Dog, membre affilié au Family Swan Bloods, son frère Mellow Man Ace, et B-Real, membre lui aussi du gang. Après le départ du frère de Sen deux ans plus tard, la formation devient Cypress Hill et intègre celui qui deviendra l'artisant sonore et la marque de fabrique du groupe ; Lawrence Muggerud aka DJ Muggs. Une hospitalisation à cause d'un poumon perforé lors d'une fusillade et les persuations répétées de Sen arriveront à convaincre B-Real de quitter définitivement la rue pour prendre sérieusement le rôle de leader du trio. A la veille des années 90, la machine est en marche.
Le succès du premier album de Cypress Hill peut s'expliquer de différentes manières, mais la principale est que les trois artistes ont su jouer de leurs origines avec parcimonie sans en faire des tonnes. Laissant le champ libre à un univers avant tout basé sur le hip-hop tel qu'il était pratiqué au début des '90s et leur hobby préféré ; fumer de l'herbe. Encore aujourd'hui le groupe est surtout connu pour être un pilier du rap américain, qui a su évoluer avec son temps tout en s'ouvrant à différents styles musicaux. Faisant de lui un des groupes de rap préférés des personnes qui n'aiment pas le rap. Ses origines latines arrivent seulement au second plan, après son amour pour la marijuana et son combat pour sa légalisation et son image faite de têtes de mort en tout genre. B-Real et ses partenaires ont su fédérer un public très large au fil de leur carrière, signe d'une attitude qui a payé dès ce fameux premier album.
Si plusieurs de leurs morceaux contiennent des paroles en espagnol ("Latin lingo", "Tres equis''), ce n'est pas une formalité et la majorité des titres sont rappés en anglais. D'ailleurs que peu de références à la culture latino sont présentes dans les paroles. Car s'il y a un thème qui occupe toute l'attention et transparaît sur les seize titres de l'album, c'est bien le cannabis et ses effets sur nos MCs. Un an avant The Chronic de Dre, l'album éponyme de Cypress Hill est une ode à la fumette et autres substances illicites et hallucinatoires. A tel point que les 46 minutes semblent être un énorme trip sous acides, où l'odeur du joint se mélange avec celle des douilles encore fumantes d'un Uzi.
La faute surtout au seul producteur de l'album et véritable maître à penser du trio, DJ Muggs, qui concocte sur ce premier album un son qui deviendra sa patte reconnaissable entre mille et véritable signature du groupe. Si Dr. Dre, encore lui, va piocher un an plus tard dans le funk des '70s pour le rendre clinquant, Muggs préfère chercher des samples improbables pour les rendre aliénants et bizarres. Originaire de New-York, son travail sur le sampling se ressent et est plus travaillé dans le découpage et le collage des échantillons entre eux. Personne autre que lui n'aurait eu l'idée de répéter le sample de "Duke of Earl" de Gene Chandler en boucle et réussir à rendre le tout dansant. Mais pas une danse assurée et confiante, plutôt une danse honteuse complètement désarticulée. Sur l'album, les cuivres sont mélangés aux guitares wah wah ("Light another"), les caisses claires au lignes de basses bien crades ("Real estate"), et les bruits répétés de briquets et de fumée feraient presque ressentir à travers le disque les odeurs de cannabis qui ont du être consommées durant l'enregistrement de l'album.
Sur leur premier album, Cypress Hill semble se moquer de tout sans rien prendre au sérieux, des lyrics sans queue ni tête ("Scoubidou yo ! Scoubidou-bidou-bidou yo !" dans "Hole in the head") jusqu'à la voix de B-Real, l'une des plus connue du rap mondial. Elle est une façon pour le rappeur de se moquer des rappeurs se prenant trop au sérieux tout en jouant de ces stéréotypes et de son vécu de membre de gang. Surjouée et rappée avec le nez, elle rajoute de la folie à un album fait pour l'asile. Sen Dog avec sa voix plus grave joue les backs et accompagnent son compagnon dans tous ses délires.
Et des délires, Cypress Hill en est rempli jusqu'à ras bord, ce qui le rend si attachant et indigeste à la fois si écouté trop longtemps d'affilée. Voir le trio aller si loin dans sa démarche est tout de même rafraîchissant, surtout à côté des trop nombreux projets sombres et pessimistes qui fleurissaient à l'époque. "Psychobetabuckdown" est parfait et exprime à lui seul la folie et le fun qui se dégage de ce premier essai. Certes quelques morceaux rappellent les racines de la rue des deux MCs, mais à aucun moment ils ne perdent le nord et n'oublient leur humour. Comme sur le single phare de l'album et l'un des titres indispensables des '90s, "How I could just kill a man". A la base intitulé "Trigga happy nigga" et face B du single officiel "The phuncky feel one", il devient extrêmement populaire auprès des radios undergrounds et des campus, assurant une popularité au groupe.
L'année suivante de la sortie de leur premier album, Cypress Hill se produira pour la première fois sur la scène du festival Lollapalooza et ne tardera pas à nouer des liens avec des groupes comme Rage Against the Machine, devenant populaires chez le public rock et métal. Restant fidèle à leur amour de la fumette et des délires dont eux seuls ont le secret, leurs prochains albums deviendront plus sombres, délaissant le côté groovy et diablement funky de ce premier album, qui ne ressemble à aucun autre. Décomplexé, il enchaîne les gimmicks et les samples impossibles pour un résultat saisissant de maîtrise et d'amour pour une musique qu'il ne cesse pourtant de moquer les codes. Une spontanéité qui file à toute allure, au rythme des rimes et du groove du trio et qui devient vite entêtante et addictive. Fais tourner.