Sur la deuxième partie de Mortal Man, la dernière chanson de To Pimp A Butterfly, Tupac dit : "Once you turn 30, it’s like they take the heart and the soul out of a (black) man in this country. And you don’t wanna fight no more […] look around, you don’t see no loud mouth 30-year old muthafuckas".
Kendrick Lamar, qui aura 30 ans en juin, semble entrer dans cette phase d’introspection. Il s’est toujours remis en question à travers son art, mais cette fois-ci, il le fait sous la forme d’un projet entier. Ces extraits que l’on entendait sur des chansons comme U et For Sale? par exemple, représentent désormais un tout. La prophétie de son idole se réalise-t-elle ? A-t-il arrêté de se battre, d’être la voix engagée que l’on connait si bien ? "Is it wickedness? Is it weakness?"
C’est ça, la caractéristique de DAMN. Là où To Pimp A Butterfly transmettait un message engagé et presque révolutionnaire sur un son hip-hop, jazz et funk, DAMN se trouve être le projet le plus personnel et vulnérable que l’on ait eu de la part de Kendrick jusqu’à présent. La phrase "nobody prayin’ for me" apparaît plusieurs fois à travers l’album et semble être son inquiétude principale.
La maîtrise de la mise en scène est de nouveau là pour l’intro. On démarre avec BLOOD, un morceau que l’on visualise très facilement : celle de sa mort, sur une mélodie harmonieuse mais presque surnaturelle. Après s’être fait tirer dessus, ses idées se confronteront les unes après les autres.
S’en suivront donc 13 chansons durant lesquelles Kendrick retracera ses pas jusqu’aujourd’hui. On retrouve très peu de features, dont U2 et Zacari qui sont simplement chargés des chœurs (et Rihanna sur un morceau qui sort un peu du lot en terme de cohérence), mais surtout aucun interlude, à l’inverse de son précédent album qui contenait des chansons métaphoriques comme For Free?. Ici, il s’agit de Kendrick, seul avec sa conscience.
Sur DNA, on entend un Kendrick Lamar déchaîné. Il s’attaque entre autres à Fox News, qui interprète à tort sa précédente œuvre Alright, devenu un hymne pour les manifestations de Black Lives Matter, tout en protégeant et son héritage ("my DNA is not for imitation") et célébrant la force de sa mère ("yeah, yeah, soldier’s DNA, born inside the beast").
Sur ELEMENT, on entend un Kendrick très confiant, qui n’hésite pas à descendre la compétition, il représente Compton et s’affirme comme le roi du rap. Puis sur la chanson suivante, FEEL, son arrogance disparaît, on l’entend en plein doute, isolé, sur un beat bien plus sobre et moins éclatant. Il fatigue et cède sous le poids des attentes ("I feel like the whole world wants me to pray for ‘em, but who the fuck is prayin for me?"). La confrontation de ses idées débute ici pour lui.
Sur PRIDE, on a trois tons de voix différents : aiguë, neutre et grave. A travers ses tons, Kendrick parle de l'idée d'un monde parfait (aiguë : "the better part, the human heart") avec des idéaux qui correspondraient à tous mais cela semble impossible (grave : "now in a perfect world, I probably won’t be insensitive" / "a perfect world is never perfect, only filled with lies"), et satisfaire les besoins de tout le monde ne sera jamais réaliste malgré ses bonnes intentions (neutre : "I don’t love people enough to put my faith in men, I put faith in my lyrics hoping I can make amend").
HUMBLE arrive à la suite et s’oppose au morceau précédent. Il s’agit à nouveau d’une opposition dans l’utilisation du rythme. PRIDE est calme. HUMBLE est, paradoxalement, bruyante, oppressante et imposante.
Arrivent ensuite LUST et LOVE, encore une fois deux idées qui s’opposent. LUST, l’un des sept pêchés capitaux, évoque naturellement le désir et la luxure. Avec la phrase "I need some water", Kendrick évoque son besoin de satisfaire sa soif, ses envies superficielles, mais aussi de l’eau sainte pour se purger de ses pêchés (thème récurrent sur Good kid M.A.A.D city et la chanson Sing About Me, I’m Dying Of Thirst). LOVE parle d’amour pur, et nous offre par la même occasion la meilleure chanson romantique jamais écrite par Kendrick Lamar. On rejoint ici LOYALTY dans la thématique, une chanson qui parlait de la fiancée de Kendrick et de sa loyauté envers elle.
L’image que le monde a bâtie pour le rappeur de Compton après ses deux classiques (GKMC, TPAB) est ensuite évoquée sur XXX. Kendrick parle du fait qu’il n’est peut-être pas cette bonne personne qu’on aimerait croire. Son influence peut être négative (à travers Little Johnny, personnage fictif qui semble glorifier la violence qui entoure le rap). Kendrick entre dans une rage folle lorsqu’on lui apprend qu’un enfant a été tué, et il se dit prêt à abandonner ses valeurs pour se venger.
On note ici l’hypocrisie à laquelle il faisait référence sur The Blacker The Berry, puisqu’il est prêt à aller tuer un autre homme noir s’il s’approche de sa famille, alors que sa communauté est victime de crime de haine depuis des décennies ("you overnight the big rifles, then tell Fox to be scared of us"). Kendrick est à nouveau tourmenté par ses principes et se contredit constamment.
Les morceaux s’enchaînent et il continue de se remettre en question, on n’en retire que de l’angoisse de sa part. Il parle de sa colère, de sa façon de vivre après être devenu célèbre, de sa loyauté envers ses proches… Le changement entre le mal (wickedness) et la faiblesse (weakness) continue à travers les morceaux. C’en est presque étouffant, mais c’est clairement l’intention.
L’album se termine sur FEAR, GOD et DUCKWORTH, qui livrent une dernière analyse de sa vie. FEAR parle de ses frayeurs aux âges de 7, 17 et 27 ans, de l'éducation sévère de sa mère, des violences qui entourent son quartier, et de son manque de confiance. Une nouvelle fois, avec une voix déformée et très aiguë sur le refrain ("I’m high now"), Kendrick évoque une situation qui lui serait idéale : celle de n’avoir aucune peur. Mais justement, la situation hypothétique de n’avoir aucune peur le contrarie. C’est irrationnel, il sait que rien n’est garanti sur Terre et qu’éventuellement, il perdra quelque chose. "Livin’ through fear, livin’ through rap", cette peur le pousse à continuer d’écrire, de produire de la musique et de continuer à dominer le rap actuel.
Après avoir parlé de ses frayeurs, Kendrick interprète deux personnalités sur GOD. Lors du premier couplet, son arrogance refait surface et il se vante de ses accomplissements dans l’industrie en chantant "this what God feel like". Sur le deuxième couplet, il se fait rappeler à l’ordre par Dieu : "fuck is you talkin to ? […] nothing in life I can’t handle", voulant dire que Kendrick peut être punit et tout perdre à n’importe quel moment, comme il le craignait lors du morceau précédent.
Sur DUCKWORTH, il parle d’une anecdote avec un certain Anthony qui en vient presque à assassiner son père, mais qui se trouve être Top Dawg, le visage de TDE, celui qui donnera sa chance à Kendrick plus tard. On entend ensuite l’album à l’envers, il revient sur ses pas, jusqu’au début de l’histoire.
La pochette de l’album s’explique donc après ces 14 morceaux : Kendrick apparaît dans un état second car il est hanté par ses souvenirs, par ce qu’il pense être ses pêchés et ses démons.
Cela dit, avec Kendrick nous n’avons jamais vraiment de point final. Sa musique est en évolution constante comme il a pu nous le montrer avec le changement entre GKMC et TPAB. Là où d’autres rappeurs s’affirment dans un certain genre, avec une personnalité spécifique et un message précis, Kendrick change en permanence. Sa personnalité réelle demeure un mystère, mais ses performances à travers ses albums parviennent à nous captiver. Il se questionne et nous fait réfléchir à travers ses chansons. Il est arrogant mais aussi humble, passionné mais lassé, paisible mais enragé. Il est humain.
Son utilisation des différentes perspectives, pas seulement sur DAMN mais depuis le début de sa carrière, servent à nous raconter un tas d’histoire différentes qui ont marqué sa vie. On a connu Keisha's Song, Sherane, A.K.A. Master Splinter’s Daughter, The Art Of Peer Pressure, Sing About Me, I’m Dying Of Thirst et maintenant des récits comme FEAR et DUCKWORTH. A chaque fois sous différents angles, racontant des histoires marquantes.
Ce qui constitue également l’une des grandes forces de ce nouvel album, c’est que l’on retrouve une dureté dans sa musique. On a de véritables bangers, à l’image de ce qui a fait de GKMC un si grand album. DNA est un morceau brutal qui nous propulse dans une autre dimension, ELEMENT, LOYALTY et HUMBLE sont énergiques, on savoure les sons, on grimace de joie en écoutant les changements de rythme. On s’isole sur des morceaux comme PRIDE ou FEAR, saluant au passage sa manière ingénieuse d’intégrer U2 à XXX, c’est tout simplement plaisant à écouter.
On sent que les influences passées de Kendrick ont été rassemblées sur ce projet, mais qu’il reste conscient des tendances actuelles. On a des basses récurrentes à travers les morceaux, des rythmes saccadés, des changements de tonalité maîtrisés, et on retrouve tout de même des extraits de jazz en fond comme sur FEEL (Thundercat) ou PRIDE (Steve Lacy) ou même des samples des années 60-70 (O-C Smith, 24-Carat Black, Ted Taylor).
Kendrick varie son flow comme jamais, parfois à plusieurs reprises sur le même morceau, on le sent démoniaque à quelques reprises, sombre et résigné. Son storytelling, parfois très simple comme sur BLOOD, parvient tout de même à dresser une image et une cinématique des scènes dont il parle. Comme sur How Much A Dollar Cost de son précédent album, sa narration suffit à nous immerger dans son monde. Il s’étale sur des variétés de sons différents, il démontre que ses talents de rappeur sont multiples, et ça en devient presque indécent à quel point il domine son sujet.
C’est une écoute exigeante, mais aussi plus accessible en terme de signification que ses précédents projets. Ce n’est pas un album qui offre la réponse à une question sociale ou qui va provoquer des émeutes, mais qui offre plutôt un regard contrebalancé sur la condition humaine sous différentes perspectives.
Kendrick propose ici une œuvre centrée sur lui et un album différent qui définira sa carrière.