Voilà un petit moment que je n'avais pas rédigé de critique, il faut dire que j'attendais la sortie adéquate pour reprendre là où je l'avais laissé ma quête de l'album Rap ultime (toute référence au Fossoyeur de Films est bien sûr fortuite). Avec Dear Annie, c'est donc une très belle surprise à laquelle je ne m'attendais pas qu'a livré le MC irlandais Rejjie Snow, et qui me permet de surcroît de faire le pont avec ma critique sur le dernier Tyler the Creator tant ces deux disques semblent sortis du même sérail créatif.
Pour ce qui est du Rap anglo-saxon (comprendre US, UK et Irlande du coup), on peut dire que l'année 2017 s'est à quelques exceptions près beaucoup reposée sur ses classiques, les coups d'éclats l'ayant jalonné se partageant entre retour des vieux sur le devant de la scène (pour le meilleur comme pour le pire, voir Jay-Z et Eminem) et hommages fervents de leurs cadets (Kendrick Lamar et son album Prix Pullitzer tout en lettres majuscules et points à la ligne, excusez du peu, ou Joey Bada$$ nous revenant politisé avec succès). C'est sûrement la première fois où l'on voyait le Hip-Hop se sortir de sa crasserie habituelle des bas-fonds et se revêtir d'autant de prestige, c'est presque s'il se voyait se faire attribuer le titre de culture légitime. Mais j'ai parlé d'exceptions confirmant la règle, et 2017 a aussi connu (heureusement) de jolis sommets de créativité débridée, comme chez Brockhampton - j'avais d'ailleurs écrit un petit article à leur sujet en décembre dernier, que je mettrai peut-être ici - Tyler, the Creator ou même N.E.R.D., le groupe de Pharrell qui sur son dernier projet n'a rien perdu de sa vitalité adolescente et de sa capacité à capter l'air du temps. C'est cette énergie insolente, débordante d'invention que je saluais sur le dernier Tyler, même si son cas est légèrement spécial puisqu'il s'agissait en même temps de l'album où il apparaissait le plus mature ; et au fond c'est logique, je verrais mal le jury élitiste du Pullitzer s'enfiler du Who Dat Boy à fond la caisse. Mais je m'égare ; aujourd'hui, c'est de Rejjie Snow qu'il est question, de sa mélancolie douce et ponctuée par la consommation de drogues, des verts paysages de l'Irlande et de l'équilibre qu'il parvient à tracer entre créativité et formalisme, originalité distinguée et retour assumé aux classiques.
C'est bien ce qui frappe d'office chez le jeune rappeur de 24 ans, et ce depuis ses débuts remarqués avec son EP Rejovich, en 2013 : des prods lancinantes, excessivement douces et tirant sur la culture du chill. Un style qu'il s'est petit à petit approprié, et qu'il transcende sur ce premier album teasé depuis longtemps et dont la sortie a été âprement repoussée. On ne s'attardera pas sur la pochette toute en élégance et retenue, qui fait office de petite rareté dans un milieu arborant encore sa virilité et son esprit de compétition ; disons simplement que l'album est à son image, les productions sont de velours et arrivent à convoquer selon les titres une kyrielle d'influences chères à l'artiste, du Funk festif (LMFAO) au Jazz le plus laid-back (The Rain), en passant par les atmosphères oniriques de comtes de fées (Rainbows) ou les ambiances plus suaves et mid-tempos (Egyptian Luvr, sublime instru de Kaytranada et tube de l'album). L'ensemble forme un monde à part, un univers imaginaire qui n'est autre que celui du MC, et dans lequel il nous convie à ses côtés un court moment. C'est un peu comme cela que j'ai pris Dear Annie : un trip introspectif de 20 titres, très cohérent et faisant bloc dans sa diversité, et qui est loin de ne se résumer qu'au chill et à la fumette puisqu'il explore au choix des thématiques comme l'amour et le sexe, la rupture et la solitude, la jouissance due à la consommation de drogues mais également le sentiment de paranoïa et de détresse qu'elle peut engendrer, la dépression... Il faut vraiment capter avant de se lancer dans l'écoute du disque que Rejjie compte nous embarquer dans ses réflexions et humeurs intérieures, les plus heureuses comme les plus sombres, et ne pas se laisser berner par les ambiances musicales cotonneuses auxquelles son flow relâché et sa voix grave collent parfaitement. Cette dimension de voyage intérieur est d'ailleurs annoncée dès le début du disque, par une voix-off façon présentateur de night-show américain dans la track The Wonderful World of Dear Annie. Il s'agit donc d'un album-jalon, d'une étape qu'on imagine importante dans la carrière comme la vie personnelle de son auteur, dans laquelle il se livre enfin dans son entière complexité et s'exorcise de ses démons ; une nouvelle manière de dire qu'on a là quelque chose de beaucoup plus riche que ce que l'on croît, et qui nous touchera différemment en fonction de notre proximité d'esprit avec Rejjie, ou simplement de notre mood du moment.
Ce qui est sûr, c'est qu'on retrouve bien ce pont que j'ai évoqué plus haut chez Dear Annie, entre un Rap littéraire où le poids du message a de l'importance et où la direction musicale vise à célébrer les anciens, à la Joey Bada$$ (avec qui Rejjie avait d'ailleurs collaboré l'année dernière sur le très bon Purple Tuesday, issu de sa mixtape The Moon & You), et un Hip-Hop beaucoup plus rêveur, lorgnant vers une créativité sans barrières et vers des mondes oniriques, peuplés au choix d'arc-en-ciels et de romance extra-terrestre (voir le tout aussi excellent clip d'Egyptian Luvr, décidément un sans-faute ce morceau) ou de champs de fleurs et d'abeilles colonisatrices géantes. Rassurez-vous, en 2017 comme en 2018, le Rap demeure bien le genre mètre-étalon de l'innovation musicale et artistique.