Dans un milieu aussi concurrentiel comme celui du hip-hop, il est difficile d'imposer son style sans passer au rouleau compresseur de la comparaison.
À défaut de pouvoir cerner l'essence de l'artiste, on se contente de rebondir à partir d'autres musiciens, ce qui nous éloigne d'autant plus du cœur du propos.
La première fois que j'ai entendu "Dear Annie", j'étais dans un bar à ramen au cœur d'Osaka.
Le cuisinier avait mis l'équivalent d'au moins six gousses d'ail dans mon plat. J'ai pris mon temps pour le déguster, car je voulais écouter l'album en entier, complètement charmé que j'étais par l'atmosphère des morceaux. Intimiste, feutrée, voix masculine suave s'enroulant avec des interventions féminines mesurées, délicates, cristallines ou au contraire plus chatoyantes.
Au bout de quelques morceaux, mon plat était immangeable. Mais c'est pas grave, on avait fait ma soirée, Rejjie Snow était rentré dans ma vie.
Être mellow dans le milieu du hip-hop n'est pas toujours une qualité. Certains voient ça comme un abus de faiblesse, à tel point que les albums ne comptent souvent qu'un seul morceau dans un style plus langoureux, plus sirupeux.
Rejjie, lui, choisit de pousser le concept à fond. S'attarder inlassablement sur la femme, sur les tourments qu'elle produit en nous, sur cette chose en elle qui nous conduit à penser tout et son contraire ("Sorry I'm late I would've been here, but I fuckin' hate you, hope you disappear"). Consacrer son existence à une seule entité comme si c'était normal. Continuer à se faire du mal, même si nous savons très bien vers où cela va finir (mais quand même, une dernière fois, y retourner, juste pour voir)
Ça fonctionne car Rejjie n'a pas peur de ses émotions. Il n'a pas peur d'être lui-même, dans tout son originalité, dans toute sa banalité. Il n'a pas peur de mettre des synthétiseurs brillants, de dire qu'il est désolé, de chanter en français, de se plaindre de la pluie, d'exprimer de la sensiblerie. Il fait ce qu'il est censé faire, il sort ce qu'il a envie de sortir. On connaît l'histoire, on connaît les sentiments, les paroles n'ont pas vraiment d'intérêt, mais quand même, ça fonctionne. Bien sûr, par instants il est tenté de revenir dans le moule. Cela donne la ridicule "LMFAO". Cela donne des skits ennuyeux. Mais je n'ai jamais connu de skit qui ne l'était pas. Et j'ai rarement croisé des rappeurs qui assumaient jusqu'au bout d'étaler des vérités générales, de dire que dans une histoire d'amour on a parfois juste envie de tuer l'autre.
Apparemment, cela n'a pas plus à tout le monde. "Dear Annie" n'a pas déchaîné les foules. Les critiques sur RYM sont plutôt assassines, renvoyant Rejjie à la fosse commune du "moui, j'attendais mieux", de la comparaison facile (pourquoi insister à invoquer Tyler ?) ou simplement du manque de substance. Tant pis. Pour ma part, Dear Annie a fini par être un compagnon de route involontaire, un endroit où l'on ne cesse de revenir, comme si l'on y avait oublié quelque chose, même si l'on ne sait pas quoi. Peut-être est-ce, comme Annie, ce que nous avons de plus cher : ces micro-univers où l'on peut gentiment, calmement, être content d'être triste. Parce que le bonheur ne se sent vraiment que lorsqu'on se rend compte qu'on l'a perdu ("the past, the past, the past, leave it in the past"). Cela ne fait certes pas avancer, mais cela nous rassure sur l'idée qu'il puisse exister un chez-soi où l'on peut se lover confortablement en attendant que la pluie cesse.