"Défloration 13" est mon album préféré de Hubert-Félix Thiéfaine, devant "Soleil cherche futur" ou "... tout corps vivant branché sur le secteur...", qui sont pourtant bien plus populaires. Pourquoi ?
Un peu comme 42 dans "H2G2", tout tient sur un nombre : 13. 13ème album d'un homme qui, aujourd'hui, comptabilise 17 (le fou a chanté 17 fois...). 13, surtout, est un nombre porte-malheur. Or, pour un cafardeux comme Thiéfaine, cela ne pouvait qu'avoir une résonnance particulière. Pourtant, des artistes encore plus cafardeux comme Saez ou Ferré n'ont pas voulus l'impliquer personnellement et artistiquement au même point que le Jurassien ; lui décide de mettre le paquet pour cet album. Et j'entends, par le paquet, qu'il veut à la fois explorer de nouveaux terrains (comme le trip-hop, le psychédélique cauchemardesque et l'expérimental) et exacerber ses influences (les bluesmen, Ferré justement) pour des sujets qui le touchent profondément (la dépression par exemple). Il ne se met plus de barrières niveau cryptique : vous embarquez ou vous embarquez pas, point. Il n'y a aucune limite non plus niveau glauquerie, aucune fanfaronnade ou déclaration romantique ne vient contrebalancer ses crachats de venin. C'est pourquoi c'est probablement le moins accessible de sa carrière. C'est le 13ème album, il porte la poisse en lui, autant se jeter totalement dessus, totalement libre. Tout est moiteur, mais tout aussi est magnifique.
Celui qui est le plus clair sur le sujet est son final, "les fastes de la solitude" : c'est pas juste l'une des meilleures paroles de Thiéfaine (c'est dire). C'est pas juste un puissant vent lyrique portant une mélodie languissante. C'est surtout un règlement de compte entre le chanteur et ses parts d'ombre directement issus de sa jeunesse : c'est cette implication personnelle qui rend cette chanson unique. Mais le reste des morceaux sont tout autant des défis très intéressants. Un trip-hop révolutionnaire avec Antonin Artaud en guest, une chanson niaise qui vire à la chanson érotique, une espèce de rap accablant l'ensemble des sociétés en jouant avec la sonorité des syllabes, une mise en chanson d'une peinture en nature morte de Charles Belle (peintre toujours vivant), une mise en relation entre un safari et un ange gardien, un hommage à Robert Johnson en respectant scrupuleusement les mensonges de la légende... Même des morceaux plus "normaux" sont d'immenses réussites, comme "Eloge de la tristesse" (un de mes refrains préférés en général - je ne suis pas très refrain) ou "Joli Mai, mois de Marie" (A genoux, pou ! A genoux !). C'est un disque volontiers bizarre, et c'est justement lorsqu'il s'en écarte qu'il perd des points pour moi : "Guichet 102" n'y a pas sa place.
En fait, la pochette annonce parfaitement ce qu'est ce disque (pour une fois chez Thiéfaine). Une saison qui se décompose devant nos oreilles. Un automne. Un automne, c'est à la fois une fin et un début, et on peut dire que "Défloration 13" est le début, chez lui, d'une volonté de reconnaissance grimpante. C'est pourquoi ce 13ème disque est le dernier étrange niveau musicalité, il s'est davantage tourné depuis vers la variété/le lissage (pour tout autant de réussite pour moi). Un automne, c'est aussi un banc seul au-milieu des feuilles mortes. Très belles conditions pour écouter comme il faut un album exigeant, qui mérite d'être réestimé.