Ce jour où la Reine du bal m'a embrassé sur la joue...
Je n'étais pas prêt. Le souvenir, vieux d'un peu plus de 5 ans, est encore tout frais dans ma mémoire. Un jeudi au ciel grisâtre, la matinée bien entamée, en plein effort pour me trainer, à mon corps défendant, en fac de médecine. Une bonne heure de trajet à envisager depuis ma banlieue, tout ça pour quoi ? Gueuler « SUCE ! » depuis le dernier rang à la première occasion ? Siffler au moindre malheureux lapsus ? Jouer à quel bijou de l'aéronautique en papier saura dessiner la plus belle courbe en frôlant l'épaule du type en costume sur l'estrade ? À cette époque, je suis en pleine exploration de cette étrange bestiole indéfinissable qu'on a nommé, faute de mieux, « rock indé ». Les guitares saturées, les distorsions tonitruantes, les connards à longs-cheveux qui ne sauraient pas chanter juste si on leur demandait d'entonner Au clair de la lune. Du vrai rock quoi. Revenu du prog, mais pas encore tout à fait, je crache sur Yes tout en laissant King Crimson me bercer la nuit. Entre KC et SY j'oscille, et si l'éclectisme déjà me guette, rien ne m'aurait préparé à une telle rencontre.
Je foule donc le bitume, les yeux rivés sur l'écran de mon bon vieil iPod, ne sachant pas trop quoi me passer ce matin. L'avantage de mettre une plombe à voyager dans les transports, aller-retour, c'est qu'on a tout juste le temps de se passer un disque en entier pour entamer la journée. Bon, aujourd'hui ce sera Pulp. Aucune idée de ce que ça raconte, j'ai lu ça dans ce bouquin, « L'Odyssée Ultime des 500 Albums de la Discothèque Idéale et Parfaite qu'il faut avoir écouté au moins Trois Fois et Demie dans sa Vie avant de devenir Sourd ou Mourir du Cancer de la Prostate ». Je jette un coup d’œil vers la Patinoire de Meudon-la-Forêt à ma droite. Allez hop, play !
Dame ! Qu'ouïs-je ? Jouis-je ? Comment se fesse ? Quel est ce son tout propre ? Ces guitares qui frappent en saccades sur le couplet et qui m'engloutissent sur le refrain ? Est-ce un synthé que j'aperçois caché au loin ? Et surtout, surtout, quel est cet insolent personnage qui gesticule (vocalement) au premier plan ? Sens-je mon cœur manquer un battement au contact de cette étrange et provocante sensualité ? D'après l'écran de ma machine, l'incriminée se nomme « Mis-Shapes ». Apparemment, il y en a 11 autres à venir après celle-ci. Je crains le pire. Déjà la suivante s'entame, ça ressemble à une balade qui prendrait le train en marche, et d'ailleurs me v'là propulsé au plus près de cette andouille de chanteur qui me susurre des insanités à l'oreille. Je peux presque sentir son haleine chaude contre ma joue. Avant que ne germe en mon esprit confus l'idée d'appeler à l'aide, pour qu'on empêche ce qui est train de m'arriver, la piste suivante débarque, comme une bagnole qui dérape. Une étape est franchie dans le mauvais goût : qu'est-ce que c'est, bon Dieu de bordel de couille avariée, que cette atroce intro sautillante et ses horribles claviers aux mélodies probablement jouées avec un seul doigt. Ah tiens, revoilà l'autre imbécile qui se remet à me chuchoter dessus, ça devrait être interdit, rendez moi Tim Buckley et Tom Waits ! Je m'insurge, j'ai presque envie de porter plainte en voyant défiler le commissariat depuis la fenêtre de mon bus, d'autant que je n'arrive plus à me contrôler. Ma tête, Judas parmi les apôtres, se met à se balancer d'avant en arrière comme si j'étais un kéké dans sa boite. Comme si j'étais un de ces « Common People » ordinaires. Mon pied tape en rythme, mes yeux se ferment, mes lèvres se crispent, ma crinière de l'époque ondule sans honte alors que je reste là, à me contempler depuis l'intérieur, atterré et impuissant face à l'étrange métamorphose qui s'opère en moi.
Je ne parviens à me calmer qu'au début de « I Spy », qui lui-même calme le jeu. Tout va bien, après tout un plaisir coupable ça peut arriver à tout le monde, ça ne veut RIEN dire, absolument rien, cette espèce de pop insolente ne tardera pas à se faire refouler par mon psychisme affolé. Mais voilà que les violons s'élèvent, je ne peux pas m'empêcher d'écouter ce que le bonhomme raconte avec ce ton si menaçant, cette voix entre volupté et larmes. Presque 6 minutes et quelques envolées épiques plus tard, je suis à genoux et je convulse faiblement. Métaphoriquement, j'entends. Même pas le temps de reprendre mon souffle que déjà le riff assassin de « Disco 2000 » (quel titre horrible, je devrais prendre les jambes à mon cou rien qu'à cette vue...) me saisit et me remets sur pied. Les larmes coulent sur mes joues, mes yeux scintillent alors que je m'élève dans le firmament pour tâcher d'effleurer les étoiles sur cet air de Boum nostalgique. Métaphoriquement toujours. C'était la cinquième piste, il en reste sept.
Je n'irai pas plus loin, car je ne suis pas bien sûr d'avoir alors gardé ma santé mentale au cours des morceaux qui ont suivi. Ce quintette d'entrée me hantera longtemps, le reste viendra plus tard, petit à petit, chaque nouvelle découverte entrainant son lot de head-banging coupable, et les matinées grisâtres se suivirent en se ressemblant. Plus un matin sans Different Class, plus un trajet de bus sans Pulp, plus un pas sans Jarvis Cocker. Et encore les gars, tout ça c'était avant même de découvrir l'ampleur d'un des éléments les plus fabuleux de la musique de Pulp : ses paroles. Entre lutte des classes second degré, voyeurisme, perversion, nostalgie, moqueries et même sublime réflexion sur la condition d'artiste-compositeur (« I Spy », suivez mon regard, explorez les différents niveaux de lecture de cette symphonie pop). Aucun parolier n'aura autant touché dans le mille que Jarvis Cocker, lorsqu'il aura été question de décrire l'intime, le dérangeant, le sexuel quoi. On devrait faire un bouquin de ses paroles... on l'a peut-être déjà fait.
C'était ma première claque qui sonnait de cette façon ; son poli, bien clean, accueillant guitares comme synthés, faisant sonner ces mêmes guitares comme ces mêmes synthés, des chansons qui me donnaient l'impression d'être en plein milieu de la plus délicieuse des Boum, à l'époque où ça existait encore, les Boum. Je me suis mis à aller beaucoup mieux dès que j'ai pu réaliser qu'il n'y avait rien de problématique à se laisser aller, d'aller danser un slow avec cette fille en robe blanche, pleine de paillette. Ça ne m'empêchait pas d'aller me rouler dans l'herbe une heure plus tard avec ma copine grunge, crade et souillon. Et puis, pour tout vous dire, la fille à paillette a bien meilleure haleine.
Quelque chose s'est brisé en moi ce jour là, mais une entité nouvelle s'est immédiatement construite en réaction. Different Class, symboliquement, m'aura permis d'ouvrir mes horizons vers ce qui deviendrait plus tard une des mes obsessions premières : la Pop, la vraie, l'ultime, celle qui allie écriture passionnée et textes passionnants. Et qui ne te donne qu'une seule envie : faire une pile de toutes les chaises dans la salle, grimper au sommet, lever le point en l'air, et s'élancer pour un double salto avant en hurlant « I WANNA LIVE WITH COMMON PEOPLE LIKE YOUUUUUUUUUU … »