Ce matin, en me levant, je suis tombé nez à nez avec un article, tiré de l’incontournable (sentez l’ironie) magazine « 20 minutes ». Voici que son titre me reste en travers de la gorge toute la journée : « Trente ans après sa mort, peut-on écouter ses chansons sans culpabiliser ? », par Laurent Beaudonnet et Fabien Randanne. Voilà où nous en sommes : culpabiliser d’écouter de la musique.
Serge Gainsbourg a, du début à la fin, utilisé la provocation comme véhicule de transmission de revendications : « Je t’aime moi non plus » (qui a fait réagir la reine d’Angleterre, Pompidou et le putain de Pape !) était avant tout une tentative de faire une chanson d’amour absolu ; « Aux armes etc. » était une modernisation de l’hymne national afin de le remettre aux devants de la scène ; « Lemon Incest » était tout simplement une déclaration d’amour à sa fille, elle-même l’a toujours vu ainsi. Bien sûr, il y avait une intention de choquer pour rester dans l’esprit des Français (sur 4 décennies, le bougre a totalement réussi, a même frôlé l’overdose dans les années 80), bien sûr il savait que cela pouvait faire vendre, mais comparez avec les tentatives de provocation de chanteurs d’aujourd’hui : ils utilisent les images des camps de concentration uniquement pour faire réagir, sans pertinence, alors que « Rock around the bunker » provoquait de par sa désinvolture alors que Serge a vécu au plus près la traque des Juifs. Heureusement pour eux, à la limite, que la Seconde Guerre mondiale ait existé, sinon qu’est-ce qu’ils galèreraient pour faire des comparaisons avec tout et n’importe quoi… Tout ce qu’a fait Serge avait une intention profondément artistique derrière, même dans les années 80 où ça a viré à l’automatisme. Et nous, on devrait culpabiliser d’écouter un chanteur qui a voulu bousculer les conventions sages de la chanson ? Mais à ce compte, n’écoutons plus Georges Brassens, le chanteur le plus censuré de la chanson française, l’anarchiste qui a été voleur durant sa jeunesse, l’homme qui a écrit un « Fuck » à Charles de Gaulle avec « Les deux tontons » ! N’écoutons plus Jean Ferrat (sympathisant des communistes, homme qui ouvre sa gueule à la télévision, booouuuh), n’écoutons plus Léo Ferré (méchant garçon qui aimait les femmes jeunes, booouuuh), n’écoutons plus Frank Zappa (paroles pornographiques parfois et tout le temps provocatrices, il a même enregistré un duo avec sa fille Moon à propos d’une prostituée, AVC !), n’écoutons plus les agitateurs ! Après tout, Gauvain Sers et Tryo, ça c’est de l’engagement gentil bien comme il faut. Tout le monde reste bien assis et approuve de la tête : oui il a raison. Et chacun rentre chez soi, bouffer sa soupe.
Culpabiliser en écoutant Gainsbourg… Ca me fait malheureusement penser qu’il y a de plus en plus de personnes de ma triste génération qui retiennent essentiellement une seule chose de lui : quand il a dit « Vous êtes une pute » à Catherine Ringer. Avant toute chose, évidemment que je ne crédite pas ses propos, et il n’y a juste aucune excuse : lui-même le savait. Mais putain, pourquoi retenir que ça de lui ? A cause des mèmes. Du coup, souvent, je croise des gens qui, en pensant à Gainsbourg, pensent automatiquement à cette séquence. C’est un manque de curiosité culturelle qui, personnellement, me déprime beaucoup : le mec a amené le principe de l’album concept en France ; c’est le premier chanteur Blanc de l’histoire à avoir chanté du reggae (avec les choristes de Bob Marley en plus !) et celui qui a ouvert la voie aux reggae-man français ; c’est le premier chanteur de tous les temps à avoir introduit le sexe dans l’univers musical ; c’est le premier artiste à avoir mêlé la musique symphonique et le rock à ce point avec « Melody Nelson » (album qui a influencé des artistes du monde entier) ; c’est pratiquement lui qui a inventé la pop à la française sans qu’elle soit coconne ; c’est l’un des très rares chanteurs à avoir survécu à la fin des Yéyés et le seul à avoir écrit des œuvres de l’époque qui n’ont pas vieilli ; c’est l’auteur qui a écrit pour des actrices et chanteuses les plus variées et les a façonnés en icones ; c’est le mec qui a autant touché à l’audiovisuel qu’à la littérature tout en restant à la pointe dans la chanson toute sa carrière ; c’est le type qui a littéralement inventé le concept du Buzz ; c’est lui qui a introduit le funk à la française (à la fin de sa vie en plus !) ; c’est certainement le chanteur qui vit encore le plus dans le cœur des Parisiens ; il a une œuvre aux branches innombrables… Et eux, ils retiennent « mdr il a dit pute ». Sérieusement, ça me déprime beaucoup. Soyez toujours curieux, Messieurs Dames.
Mais, culpabiliser d’écouter du Gainsbourg… C’est exactement ce que j’ai écrit dans une de mes poésies il y a quelques semaines : un jour, écouter du Gainsbourg sera un tabou. Je le prédis même aujourd’hui, dans moins de 10 ans, la plupart des fans auront honte d’avouer qu’ils aiment cet homme dépravé, qui provoque aujourd’hui encore plus que de son temps. De son temps, c’était la guerre froide, les télés contrôlées avec une seule chaine, le mur de Berlin : tellement de raisons de provoquer. Aujourd’hui, on n’a rien de tout ça civilement (bon, Covid 19 quand même, je parle plutôt de ce qu’il y a eu avant cette pandémie et ce qu’il y aura après), mais on est de plus en plus choqué nous-même par ces énergumènes décidément trop libres. La principale raison pour laquelle j’aime Gainsbourg, l’artiste comme l’homme, c’est parce qu’il était absolument libre : il était ce qu’il voulait. Dandy comme habillé tel un SDF. Pudique comme pas deux et érotique comme pas trois. Patriote fier de ses années militaires, comme moqueur de toute forme de pouvoir. Sensible et brutal à la fois. Absolument libre. A notre époque, peut-on être absolument libre ? Assurément non, ce n’est plus possible : les flics sont partout, ils n’ont plus d’uniformes, et de moins en moins d’humour et d’auto-dérision. Ils peuvent même se changer en Big Brother : « n’écoutez pas Gainsbourg. Cet homme est absolument libre. Il nous a provoqués. » Ben vous savez quoi, les Big Brother, Laurent Beaudonnet et Fabien Randanne ? Je vous emmerde. Jamais je n’aurai honte d’écouter Gainsbourg, l’homme autant que l’artiste. J’aime ses provocs, même celles qui font pas plaisir (parce que c’est le but en fait, je sais c’est fou mais c’est vrai). J’écoute qui je veux : j’écoute Bertrand Cantat, Frank Zappa, Jean Ferrat, Léo Ferré, Georges Brassens, même le jeune Renaud. J’emmerde profondément cette époque médiocre, incapable de s’instruire sur les légendes et surtout les reconnaitre : qui égale Gainsbourg aujourd’hui, en terme de présence, de charisme improbable, d’ouverture sur les genres ? Personne, et c’est cela entre autres qui vous dérange : comment un homme pareil a acquis son statut ? Cela ne devrait plus être possible, non ?! J’emmerde la bien-pensance, cette dictature de l’ombre, qui veut réduire les artistes au silence. Les vrais artistes, et je sais qu’ils sont encore de ce monde, l’ouvriront toujours, ils recevront toujours des menaces de mort sans le crier sur tous les toits dans les médias, ils vous secoueront jusqu’à ce que vous vous dévoiliez sous votre vrai jour : ils chercheront toujours la Vérité, comme Serge, et il n’y a que ça qui reste/se sait en ce monde. J’emmerde « 20 Minutes » et les autres médias de ce type qui sont des collabos à cette propagation de l’inculture et de la fermeture d’esprit, des rapporteurs scribouillards de sites aussi enrichissants que Twitter ou Insta. Moi aussi je suis un dépravé, moi aussi j’aime boire et baiser, moi aussi je trouve ma fille magnifique. J’encule ce 21ème siècle de merde. Serge Gainsbourg est immortel, et je l’aime.
Ah et l’album est très très bien.