Quand à l'âge de 24 ans on a sorti un premier album qui secoua dans la plus grande tranquillité les bases d'un genre plusieurs fois centenaire, que fait-on l'année d'après pour fêter son quart de siècle ? Et bien on recommence, moins tranquillement, plus frontalement, le regard ardent et un un petite sourire taquin sur le visage.
Rosalía avait déjà épaté tous ceux qui avaient croisé sa route en 2017 avec Los ángeles, un album flamenco intime, sensuel, entre fierté et recueillement, entre hommage aux aînés et ferme intention d'exister pour soi-même avant tout. Accompagnée par le guitariste polyvalent Raül Refree, elle avait choisi l'acoustique pour seule robe, et comme fer de lance sa voix puissante et agile. Ça ressemblait déjà fort à un coup de maître, mais la maîtresse de maison se préparait déjà à remettre le couvert, en s'y prenant différemment cette fois.
Le premier single annonçait la couleur, mais j'étais alors daltonien : "Malamente" semblait ne garder du flamenco que les claquements de main et le style de chant des couplets. Tandis que le reste s'aventurait dans d'autres sentiers maintes fois rebattus : instrumentation plus synthétique, percussions qui se mettent à faire penser à des beats, interjections, effets sur la voix, chant plus ouvertement lascif, gémissements... Réaction instinctive de méfiance : où était donc passé tout ce qui avait précisément distingué Rosalía de ses contemporains, elle qui avait su proposer quelque chose de frais sans pour autant céder aux sirènes de la pop et du R&B. Aurait-elle perdu son originalité ? Ou bien étais-je en train de prendre cette position que j'ai eu tant à cœur de rejeter et de critiquer ces dernières années, celle du puriste, du conservateur dont la méfiance réflexe l'éloigne de l'homme et le rapproche de Pavlov ? Deux singles supplémentaires m'auront donné la réponse : Rosalía Vila sait très bien ce qu'elle fait et elle sait très bien le faire.
Ce qu'elle aura fait, premièrement, c'est nous laisser penser qu'elle préparait un album tendance. "Pienso en tu mira" s'accommode d'une rythmique dont les mains claquées et les basses 808 forment une sorte d'hybride spontané "trap flamenco" et dont les lignes chantées et refrains se teintent de R&B. Tandis que "Di mi nombre" lui se jette à corps perdu dans des chœurs autotunés en introduction, un autotune soyeux en diable auquel succède une chanson flamenco pop chargée en sexe - mais sans trash ni racolage - juste, comme toujours, une grande classe, à l'humeur tantôt mutine tantôt éplorée. Deux singles relativement trompeurs, finalement, à l'image du premier. Car une fois l'album écouté il aura suffi d'un contact pour comprendre que l'on est en présence d'une œuvre bien plus nuancée et osée qu'on aurait pu l'imaginer.
Virage pop ? Mue R&B ? Que ces formules toutes faites semblent vulgaires face aux "deep cuts", aka la majorité silencieuse de El mal querer. À savoir "Que no salga la luna", son entrée flamenco toutes guitares dehors et se poursuit dans un environnement subaquatique où la tension est camouflée mais toujours présente en loucedé, dans une retenue qui se refuse tout climax attendu ; "De aqui no sales" qui est carrément un collage sonore, un acapella mi-organique mi-totuné, accompagné de musique concrète à base de moteurs qui vrombissent, d'alarmes de voitures, de roues qui freinent, de clés de contact, de mains qui claquent et de mes yeux qui s'écarquillent ; des choeurs religieux digitalisés ("Nana") et de l'acapella aux harmonies alien ("A ningun hombre") ; du synthé minimal ("Maldicion"), une tragique armée de cordes ("Reniego")... Et du côté des titres plus pop, "Bagdad" s'approprie le riff vocal du "Cry Me a River" de Timberlake & Timbaland et le transforme en plainte éperdue, avec son beat en pulsation cardiaque et les chœurs séraphiques en voie possible de rédemption.
Autant de couleurs, de timbres différents étaient nécessaires pour parvenir à peindre toute l'ambivalence de la relation toxique qu'est censée représenter El mal querer, adaptation personnelle du roman du XIIIe siècle Flamenca. Pour toute minimale que soit la musique sur cet album, finalement pas moins que sur le dépouillé Los ángeles, une foule de sentiments y ont trouvé refuge, et cohabitent non sans conflit : aucun morceau se contente de n'en évoquer qu'un seul. Il suffit qu'un sentiment transpire pour que son opposé apparaisse, les deux enchevêtrés. Ô combien adéquat lorsque l'on veut causer amours maudits : pas d'amour sans haine, pas d'ombre sans lumière. Et c'est bien ce que j'ai l'impression d'entendre lorsque je me plonge, à répétition, dans cette histoire d'à peine 30 minutes : une dépression brave et lumineuse.
Comme quoi, j'aurais été bien bête de rester braqué devant l'évolution toute naturelle d'une artiste brillante, qui pas une seule fois ne donne ici l'impression de forcer ses choix artistiques. Tout au plus, à son plus rentre-dedans, Rosalía semble s'amuser avec les outils dont elle dispose autant qu'elle s'amuse de notre embarras bien prude. Je ne suis pas très au courant de ce qui peut se passer dans le milieu du flamenco, c'est une scène que je découvre à peine. Mais j'ai ouï dire que cet album et son succès ont suscité la sainte colère des puristes. Tant mieux.
Chronique provenant de XSilence