Quelle œuvre, bon sang, inclassable, fascinante, elle vous emporte avec elle à chaque écoute, on ne sait pas trop où et après tout, peu importe, seul le voyage compte et il laisse bouche bée. Une œuvre réalisée par Carla Bley qui s’est mise à improviser sur des poèmes que Paul Haines lui avait envoyés depuis l’Inde où il vivait. L’enregistrement s’est étalé de 1968 à 1971, d’où un énorme travail d’assemblage/de montage/ de collage (à vous de choisir le terme qui vous convient !) de ces fragments pour arriver à cette œuvre ultime dont il n’existe pas d’équivalent. Carla Bley créait ici un opéra jazz, comme les Who (ou plutôt Pete Townshend) avec « Tommy » puis « Quadrophenia » s’étaient lancés dans des opéras rock. Le casting hétéroclite qu’elle a réuni est impressionnant : Jack Bruce, ici essentiellement vocaliste, Linda Ronstadt, Paul Jones (de Manfred Mann), Charlie Haden, Jeanne Lee, fabuleuse chanteuse égérie du free, Paul Motian, le saxophoniste Dewey Redman, le cinéaste et musicien Michael Snow, Jimmy Lyons, soliste préféré de Cecil Taylor, ou John McLaughlin. Tout ce beau monde coexiste, sans forcément se rencontrer, dans un espace-temps indéfini mais vertigineux. On a ici du free jazz qui se mélange à des influences multiples, qu’elles viennent de la musique classique, de la culture pop et rock, on pense à Zappa et Don Preston a fait partie de son groupe ; quant à Jack Bruce, il venait de terminer l’aventure Cream avec Baker et Clapton. Le solo de John McLaughlin sur « Businessmen » évoque le côté le plus heavy et strident du rock, fantastique ! Ajoutons encore du cabaret façon Kurt Weill et des musiques orientales. C’est un petit aperçu de ce qu’on peut écouter dans cet album ! C’est la grande originalité de cette œuvre : avoir fait se rencontrer de façon inédite des musiciens du free tels Gato Barbieri (fabuleux dans Hotel ouverture, le premier morceau de l’album) et Don Cherry («Rawalpindi blues », poursuivant là où Coltrane s’était arrêté peu avant), des musiciens de la pop créative, des Beatles à Hendrix en passant par Soft machine mais aussi le monde de la comédie musicale, loin des succès grand-public de Broadway tout de même ! Le plus dingue, c’est que ça fonctionne, alors que l’ensemble aurait pu donner un résultat foutraque, incohérent. Non, rien de tout ça ici, c’est pensé, construit, jusqu’à atteindre une dimension politique évidente dans la période très troublée qu’était la fin des années 60. Carla Bley a toujours affirmé que cette dimension politique voire révolutionnaire et contestataire de la musique ne l’avait même pas effleurée alors qu’elle était évidente pour Haines et les principaux protagonistes. Attention, certaines personnes seront tellement décontenancées qu’elles passeront à côté et auront arrêté d’écouter rapidement. Moi, je trouve que cette œuvre a gardé toute sa force, même si le contexte de l’époque a évidemment changé.

JOE-ROBERTS
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le 29 sept. 2024

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