J'en parlais l'autre jour avec Dieu (oui je parle avec Dieu — pas de quoi en faire un fromage). Donc je papotais peinard avec le Tout Puissant et on se disait justement qu'Exodus était un sacré bon album. Un disque fort, lumineux et mystique.


J'étais en train d'exposer ma thèse sur la relation consubstantielle entre ganja et reggae et sur l'illusion émancipatrice du messianisme rastafari comme mythologie régressive inhérente à l'aliénation d'un peuple déraciné en quête de transcendance... quand Dieu m'interrompit tout net : « Tu vois, je crois que Bob est l'un des plus grands mélodistes de la musique populaire du XXème siècle ».


Ce à quoi je rétorquai direct : « Holà, Seigneur, faut pas charrier non plus, il y a de la concurrence ». Et d'ajouter presto : « Rien que dans sa génération, Paul McCartney, Brian Wilson, John Lennon, Neil Young, Ray Davies, Lou Reed, David Bowie... tous nés dans les années 40. Alors ? Y a pas des gros clients, là ? ». Mais il me répondit du tac au tac : « Je t'arrête tout de suite, mon gars, c'est bien de ça dont je te cause. Niveau mélodique, Marley, c'était le même tonneau, pas moins — voire plus ».


Voyant que je m'abîmais doucement dans une perplexité croissante et passablement méditative — c'est quand même Dieu qui parle —, il tempéra quelque peu sa proposition : « Bon, s'il avait vécu plus longtemps, il n'y aurait pas matière à débat ». Et il en remit aussitôt une couche : « T'as vu le bonhomme ? », qu'il me dit comme ça, « Un type exemplaire, avec une vraie exigence humaine, perceptible partout dans sa musique. Une musique rare, aussi précieuse qu'une gourde d'eau pure en plein désert du Danakil. Un militant pour la paix, en plus, un homme en qui on peut avoir confiance, et je m'y connais ».


Puis bang, l'argument ultime : « Tiens, si j'étais un Hell's Angel, je lui prêterais ma Harley sans hésiter. Oui Bob, va donc faire un tour avec. Reviens quand tu veux, pas de souci. Et pas la peine de refaire un plein quand tu la ramèneras ». En l'écoutant je me disais, mince, Dieu l'a sacrément à la bonne le Bob. Je ne sais pas si j'aurais prêté ma Harley aussi facilement à quelqu'un que je ne connais pas (bon, je n'ai pas de Harley, mais quand même). Avec le recul, je crois que Bob n'était pas tout à fait un inconnu pour Dieu. Je dirais même qu'ils se connaissaient très bien, tous les deux.


Ce n'était pas un homme irréprochable. Il a sûrement dû se faire houspiller une fois ou deux par le Grand Jah (sûrement à cause de toutes ses femmes — sept mères pour ses onze enfants, forcément, ça crée quelques tensions). Mais le principal tort de Bob Marley fut peut-être de mourir à un moment où l'on avait encore besoin de lui. On en avait tellement besoin à l'époque que, du coup, on en a encore besoin aujourd'hui, 34 ans plus tard. (Je me rappelle des gens qui pleuraient quand la nouvelle est tombée, on n'était pas jouasse. La gauche venait juste d'arriver au pouvoir, et quelques temps après, Barbara chanta à l'hippodrome de Pantin, mais, dans l'intervalle, Bob Marley était mort. Tu parles d'un signe...).


Pour le reste, il nous aura légué toutes ces chansons grandes ouvertes, par delà les haines et les révoltes, comme des fenêtres sur l'absolu. Comme des déclarations de paix et de fraternité, d'amour universel et rien à foutre si c'est naïf. Des chansons où même les larmes n'oblitèrent pas la possibilité de la joie, qui ménagent toujours une place pour un bonheur prochain, espéré par tous et adressé à tous. Chaque disque comme une promesse, dont on sait qu'elle sera tenue. Alors no stress, man.


Quatre ans avant de mourir, en pleine vague punk, Marley enregistra ce disque parfait — Exodus. Lettrage tribal, couleur sang, sur fond or. Un truc biblique. Certes, sans les couleurs rasta, vert et jaune. Juste le rouge, le sang de la vie des petites gens. Un album pour l'Éternel, brillant et habité, impossible à oublier. On y entend tout l'outillage de haute précision dont la reggae music est capable lorsqu'elle s'élève à ce niveau de maestria. La skank guitar et ses réminiscences funky, mais épurées et ralenties, la basse qui rebondit au-dessus des temps, les percussions qui dansent, le chœur des frangines ponctuant le jeu instrumental, et la voix chaude et colorée de Bob en contrepoint de tout le groove — avec sa Les Paul Junior, défoncée, en bandoulière.


Il y aurait tant à dire sur ces chansons, même si tout le monde les connaît par cœur. Une première face politique et mystique, les deux dimensions étant toujours solidaires chez Marley. Une vraie prière pour commencer : « Natural Mystic », histoire de donner le ton. Puis, « So Much Things to Say », « Guiltiness », « The Heathen », le chant noir des partisans. La face A se terminant par le manifeste « Exodus », une chanson fleuve, longue comme une marche sans fin dans une nuit sans lune. La seconde face, solaire, enchaîne trois joyaux coup sur coup : « Jamming », « Waiting in Vain », « Turn Your Lights Down Low ». De la beauté, les amis ! Oh de la putain de pure beauté ! Et ça se finit par encore plus de joie, « Three Little Birds », etc.


Merci Bobby.


« Mais regarde, quelque chose a changé.
L'air semble moins léger aujourd'hui.
C'est indéfinissable.
Regarde, sous ce ciel déchiré
Où tout s'est assombri,
Un homme,
Des chansons plein les mains,
A tracé un sentier
Vers un demain qui n'est plus ».
(Désolé Barbara).

Pheroe
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le 23 janv. 2015

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