L'équilibre des forces temporelles est la perle convoitée de bien des créations actuelles. Comme si l'on devait retrouver la sagesse spontanée d'un passé perdu, pour recoder la matrice d'un présent majestueux mais un brin ravagé. Certains s'y essayent avec sobriété ou avec trac, d'autres avec une hypocrisie à peine feinte, et souvent peu récompensée. Quelques-uns s'abreuvent des vieilles sources en se fichant bien de la nature bizarroïde de la boisson ainsi distillée, mais en essayant juste de s'amuser, de s'assumer, d'avancer malgré toute l'entropie des fans grincheux, des genres éculés, des inspirations fluctuantes.
Haken fait partie de ces fous du groove protéiforme et génialement bâtard, dont les épiques et baroques débuts Dream Theateriens ("Aquarius" et "Visions" en 2010-2011) se sont mutés en délires retro-futuristes ultra léchés avant que leur son ne s'aventure sur les contrées hostiles d'un djent à haute teneur en mutations rythmiques. Après le diptyque très féroce et réussi mais un peu sec émotionnellement parlant de "Vector" (2018) puis de "Virus" (2020) -qui accusait un peu de la redite de son grand frère d'ailleurs-, les Londoniens retrouvent quelque peu le souffle salvateur de leurs grands bonds en avant - "The Mountain" et "Affinity". Mais tout est bien différent aussi. "Fauna" est un album puissant et surtout spontané, au fun terriblement communicatif, doté d'une recherche dépouillée et organique de mélodies dansantes, qui noue en son sein d'étranges styles, dans une sauce délicieusement ringarde et intemporelle.
Les 9 morceaux qui composent ce zoo phonique s'éloignent souvent du reliquat métallique pour aller batifoler dans les colorées contrées d'un jazz-pop bariolée. Tour à tour, l'étonnant nuancier de Haken prend la forme du rnb lancinant, du reggae digital, des photons du rock industriel, des hybridations d'une funk "math" quelque-chose, en plus des habituels revirements art rock intimistes et des cascades hard FM dont nous avait déjà un peu habitué le groupe depuis "Affinity". Toutes ces digressions fort bien digérées connaissent ici un métissage poussé comme jamais, mûri sous le soleil de mélodies charnues, attachantes, fragiles ou épaisses selon la mue bestiale proposée - à ce propos, il est très attrayant de voir qu'à chaque titre, l'ambiance colle parfaitement bien à l'animal mentionné.
Alors que les deux précédents albums étaient sombres, pâles et violents, "Fauna" se veut souvent chatoyant, presque drôlatique, porté par le chant unique, toujours très catchy et fédérateur de Ross Jennings, brisé par les instrumentations lunaires de ses confrères. Les morceaux à la structure plus simple et aux mélodies extrêmement cheesy ("The Alphabet of Me", "Lovebite") s’entremêlent avec des opus plus cérébraux et "à tiroirs", qui valorisent toute l’excentricité et la technicité irrévérencieuse de ses membres ("Beneath the White Rainbow", "Nightingale", "Eyes of Ebony"). Des passages carrément foutraques viennent constamment pimenter cette grande sauterie longue de 62 minutes parfaitement fournies. Les titres plus racés, tels que "Taurus" et "Islands in the Clouds", n'ont pas à pâlir de leur gaufrage plus classique, tant ils regorgent d'authentique dynamisme.
Tout du long, les chœurs s'en donnent à ... cœur joie, et rappellent que "The Moutain" n'a jamais été aussi proche. Les stroboscopes synthétiques et les sub-basses transneptuniennes de "The Affinity" planent aussi ça et là, et même si l'on ne retrouve pas la touffeur dramatique de "Visions" (quoique, sur un "Sempiternal Beings", on y est quasiment), Haken ne renie jamais ô grands jamais ses racines. par exemple, du haut de ses dix splendides minutes, "Elephants Never Forget" est un éloge à toute la richesse passée du groupe. Ses mouvements passés, Haken les enrichit et les tord en tout sens, et y trouve un terreau revivifié pour conter le prog de demain. Les titres sont souvent volontiers "courts", mais encapsulent tellement d'idées qu'un fleuve de vingt minutes d'un Celestial Elixir paraîtrait ici totalement hors propos. Tout est condensé à l'extrême, compacte comme sur cette pochette aux détails qui confinent à la maniaquerie.
On pourrait certes dire que cette ménagerie animalesque est plus "light" que ne l'étaient les testaments passés. Oui, l'album est tout de même moins iconique qu'un "The Moutain" et "The Affinity", moins radical qu'un "Virus"... oui mais c'est justement là sa force aussi : Haken semble enfin avoir libéré (assumé) toutes ses multiples influences en les digérant jusqu'à la moelle. "Fauna" finit de faire éclater le mur du rock/metal progressif, en l'élargissant à des territoires vierges et mutants que même un Leprous, aussi classieux et talentueux soit-il, n'est pas vraiment parvenu à atteindre : aller au delà du kitsch, par le kitsch. Cela, Haken et seul Haken y parvient avec un telle maestria, car la "patte" Haken existe belle et bien, et pourtant elle n'a jamais semblé aussi large, amusante et riche en prouesses et en épanouissement constants : "Fauna"est l'arche du bonheur, de la serennité et de la félicité, le fruit d'un groupe qui à l'instar d'un King Lizzard s'amuse avant tout mais n'oublie jamais de combler ses admirateurs d'admirables admirations. Ici, l''espièglerie jamais mensongère de Haken le fait se rapprocher plus que jamais d'un groupe aussi novateur et charmeur que Yes, à l'époque de son pinacle progressif.
En prenant à contre-pied la gravité de ses albums précédents, Haken fait bien plus que s'éclater : il nous éclate, éclate le genre qui l'a vu naître, le redéfinit avec une douceur irrésistible, une fraîcheur totale.