Derrière les rideaux déchirés de l'immense pièce transparaît un filet de lune sale. Opaque comme un passé insoupçonné, épaisse presque de tant de tristesses accumulées, elle brille et assombrie pourtant un peu plus les ténèbres du caveau familial.
En évitant le piège d’un regard trop passéiste sur le fameux « growls are back ! », retour qui pousse à un plaisir évidemment coupable, nous réalisons à l’écoute de The Last Will and Testament, 14ème effort des orfèvres du sombre suédois, combien ont été fructueuses les 5 années de pause -une première !- qui ont suivi la sortie d‘In Cauda Venenum (2019). En nous laissant happer par le mystérieux concept-album de Mikael Åkerfeldt sur un sordide héritage d’une famille des années 1920, on mesure également à quel point l’intention est honnête, celle de livrer un fragment d’histoire imbibée du fantasme romantique cher au Monsieur, celle aussi d’une spectaculaire concrétisation musicale de la facette la plus "sympho prog" du groupe, amorcée avec un vent de controverse sur Heritage (2011). Mais c’est davantage du côté d’un sublime Pale Communion (2014) qu’il faut placer toute la fougue mélodique qui nous terrasse sur ce substantifique et véloce exercice de style (50 minutes au compteur, une première là encore, finalement fort bien équilibré).
Si The Last Will and Testament est le plus opethien des albums d’Opeth, c’est également celui qui ravive les fièvres orientales de Ghost Reveries (2005), l’art narratif obscur de Watershed (2008) et la véhémence des mid-tempos psychédéliques de l'inégal Sorceress (2016). Soyons honnêtes, l’ossature musicale n’a plus trop de rapport avec l’âge d’or de Blackwater Park (2001) et ses confrères - et en cela, l’album est la suite logique d’In Cauda. Pourtant, en réassemblant toutes les influences seventies d’Åkerfeldt autour du songwritting le plus rapide et brutal des 17 dernières années, The Last Will and Testament pose véritablement une arche entre le passé réassumé, le présent chéri, et le futur sans cesse métamorphosé.
Chaque riff de chaque morceau incarne Opeth dans toute son essence, sans jamais l’ombre d’un automatisme bedonnant, sans la trace d'un redouté amoindrissement. L’arrivée miraculeuse de Waltteri Väyrynen derrière les fûts semble avoir remis du venin dans les cordes et du souffle dans les moult mais très fins arrangements (une armada de violons et de percussions, une discrète harpe, l'indécrottable duo d'antan de l'hammond organ et du melotron, une jazz-flute du tonnerre et un spoken-world efficient de Ian Anderson de Jethro Tull, dont Åkerfeldt vénère l’œuvre). A cela s'accompagne une fulgurance technique à laquelle l’on s’était peu à peu déshabituée. Bien que les guitares soient plus crunchy que distordues, la charpente rythmique s'avère époustouflante, les solis de Fredrik Åkesson stellaires, la basse de Martín Méndez fidèle à sa maestria. La diversité des chants de Mikael Åkerfeldt n'a jamais semblée aussi immédiate, et ses growls restent uniques, impressionnants bien qu'une fine pellicule de poussière en ai forcément terni l'entière noirceur.
Des polystructurels §1 et §2 à la galopade western-bluesy de §6 en passant par les stances quasi « prog death » de §4, les volutes épicées de §5 ou les amas d’un groove gargantuesque de §7, c’est tout un univers de symboles lyriques et harmoniques qui se nouent en une seule et même pièce, dense et sans aucun temps mort, recréant sa propre descendance sur l’amas organique des gloires conglomérées - les siennes, et celle d'un vaste héritage illustre dont Camel, Black Sabbath ou Renaissance sont quelques balises . La production, enfin superbe, restaure et met en avant chaque nuance du sextet §1- §6, qui file avec une élégance gothique miraculeuse.
Et ce n’est que lorsque l’ample et mélancolique A Story Never Told clôture le témoignage que l’on ressent l’épaisseur vibrante qui agite la chaire du créateur. En nouvelle mue issue d’une matrice intemporelle, The Last Will and Testament constitue le joyau épique, l’œuvre-somme, le mythe débridé, presque naïf mais incroyablement sensible d’une formation qui n’a eu cesse d’occulter la progressivité pour mieux l’honorer, jusqu’à l’incarner dans sa plus pure perfection.