Qui pouvait prédire chose pareille ? Comment CAN pouvait-il encore surprendre, innover, créer pour leur dernier album studio avec le génial Damo Suzuki ?
Après avoir planté les bases de la motorik sur le premier opus Monster Movie et sa pièce maîtresse "You Doo Right" en guise de face B, après avoir exploré une veine plus organique, expressive voire mélancolique sur le touchant et disparate Soundtracks, illuminé par la fougue d'un "Mother Sky" d'anthologie, après avoir tout simplement arrêté le cours du temps, renversé l'ordre du monde et bouleversé la musique à jamais sur le délirant et insurpassable disque-monde que fut Tago Mago, et puis enfin après avoir lâché du lest et pété un peu un câble sur le très garage et défouloir Ege Bamyasi, sorte de longue jam semi improvisée et plus énervée où le groupe abolissait la notion de temps et de durée pour creuser la dimension de l'intensité, que restait-il donc à faire à CAN pour se surpasser, nous émouvoir et nous ébahir ?
Il restait tout simplement à faire Future Days. Le bien nommé sans doute, futuriste au sens où cette musique ne ressemble à rien d'alors, ni vraiment rien d'aujourd'hui, comme à peu près chaque disque du groupe jusqu'à la moitié des années 70. Le programme y est aussi simple que sur Monster Movie, 3 morceaux dont deux assez longs pour ouvrir les hostilités en face A, et une face B envahie par un monstre, un morceau-fleuve, ici le faramineux, le fabuleux "Bel-Air" sur lequel il me faudra bien revenir.
La pochette annonce déjà la couleur. Plus sobre, presque chic, régalienne en tout cas. Bleu roi uni pour le fond, sur lequel vient s'inscrire en or le nom du groupe, du disque, un symbole et quelques décorations. Probablement la plus épurée et jolie des pochettes du groupe, qui cherche l'harmonie après le chaos créatif d'un Tago Mago ou les caprices d'Ege Bamyasi. Le disque sera apaisé, apollinien. On évoque à son sujet les origines de l'ambient music. C'est peut-être plus précisément le récit d'un tiraillement et d'une errance, entre l'aspiration vers la lumière et la sérénité d'une part, et le retour obsessionnel à des rythmiques toujours plus itératives.
L'ouverture du disque surprend par son calme trop sage pour être honnête, mais à bien y regarder (et surtout à y écouter), derrière les nappes paradisiaques et ensoleillées, par delà les petits oiseaux qui chantent, se déploie un chemin sinueux mais ininterrompu tenu de main de maître par la section rythmique exceptionnelle du groupe. La motorik est bel et bien de retour dans le krautrock gentiment psychédélique de CAN, mais elle se cache insidieusement, ne se révélant que de loin en loin pour le moment. "Spray" est à ce niveau bien plus explicite dès son début. Les prolégomènes sont derrière nous, l'ambiance et le cadre sont posés. Future Days sera une jungle musicale luxuriante, mais parcourue de ce fil d'Ariane visible même dans le noir, ou au plus profond de la nuit. La sauce prend méchamment, les percussions qui accompagnent la batterie confèrent une aura orientaliste ou africaine aux compositions. Imaginez que vous ayez consommé un quelconque stupéfiant en lançant le disque. L'ouverture éponyme était une rampe d'accès, un sas pour préparer le terrain, vous acclimater. L'arbre qui cache la forêt, la dernière clairière avant les enchevêtrements de lianes. "Spray", c'est le venin, le maléfice, la montée inexorable qui vous prend aux tripes, à la gorge et au cerveau. Vous êtes happés dans une production démente et totalement intemporelle, chaque nouvelle sonorité qui débarque, chaque effet minutieusement apporté à l'ensemble flatte et ensorcelle vos tympans, les poils se hérissent. Peut-être plus encore que Tago Mago, Future Days est le disque psychédélique de CAN. Laissons à Tago Mago son panache de l'expérimentation sonore et de l'abstraction, il y a quelque chose de bien plus tellurique à l'oeuvre ici, du moins durant la première face. Quand le chant de Damo refait surface, comme perdu dans la brume, on commence doucement à grimper, à émerger des frondaisons. La canopée n'est plus très loin et l'envol imminent.
"Moonshake" est la pause pop avant cet envol, une incursion vers les charts ou le public, à la manière de "Vitamin C" sur le précédent album ou de quelques futurs morceaux à percer dans les ventes. C'est bien sûr le titre le plus accessible sur le disque, mais il conserve la couleur chaude caractéristique de cet album, et la douceur du chant de Damo Suzuki y joue pour beaucoup.
Vient enfin la face B. Prenez n'importe quel adjectif qualificatif mélioratif commençant par M (allez je vous aide : magnifique, merveilleux, mirobolant, monumental...) et vous obtenez une idée du génie à l'oeuvre sur une telle pièce. C'est, avec ses vingt minutes pile, une des plus longues pièces du répertoire des allemands, pourtant pas vraiment à leur coup d'essai, ainsi qu'un joli pied de nez puisqu'ils semblent s'être concertés pour terminer leur jam aux allures d'improvisation sur un chiffre rond. "Bel-Air", au si joli nom, est la profession de foi du disque, et l'aboutissement d'un groupe alors au sommet de sa créativité. Difficile d'éviter la tautologie voulant que ce soit un morceau aérien, tant tout y respire une aspiration à l'élévation, à la lévitation. Durant ces vingts minutes oniriques le groupe y synthétise ses envies et ses paradoxes ébauchés au cours de la face A. Le morceau est lumineux, ensoleillé, indolent, apollinien. Mais très vite, derrière l'idylle, la motorik obstinée qui se cachait tant bien que mal dès "Future Days" fait surface et ne nous quittera jamais. Le terrestre et le céleste, la motorik et la kosmische musik en un titre schizophrène réunies. La rythmique obsessionnelle de basse et de batterie, presque heurtée ou syncopée par moments, c'est le fil d'Ariane, c'est le fil des Parques aussi, qui court sans jamais s'arrêter autre que par décision arbitraire. La voix de Damo et les effets qui tourbillonnent et planent autour, ce sont les aspirations lyriques et astrales du groupe, qui nous embarque dans son rêve. Un pied sur terre, un oeil rivé sur la piste, un diamant dans le sillon, mais les ailes fièrement déployées et les pupilles complètement dilatées. Il faut savoir s'abandonner dans ce labyrinthe délicieux et réduire comme le groupe nous y invite depuis quelques albums déjà, à abolir la dimension strictement temporelle de la musique, qui est une donnée inévitable et moins plastique qu'il n'y paraît. CAN explore d'autres dimensions musicales, la transe, l'extase, le rêve et la folie. Nous suivons un fil d'or pour ne pas nous perdre dans le bleu de l'immensité.
Le sillon s'achève, le diamant se relève, le trip s'interrompt brutalement, le retour à la réalité est difficile. Seul un constat demeure : les teutons l'ont (re)fait. Après une suite de disques irréprochables ayant tous à leur manière façonné une nouvelle approche de la musique, Future Days s'installe et ne dépareille pas, bien au contraire.