[Lester Bangs a écrit cette critique le 4 septembre 1970 pour... Rolling Stones, ça ne s'invente pas. Je me suis permis de la traduire "librement et en regard de mes maigres capacités", pour tout contre-sens, n'hésitez pas à me le faire savoir. Ci-contre, le lien vers la critique originale: https://www.rollingstone.com/music/music-album-reviews/get-yer-ya-yas-out-112853/ ]
Tout comme le marché et la production de disque, l’univers des concerts de rock and roll semble avoir mauvaise mine de nos jours. Moi-même, je ne vais presque plus jamais voir les gros noms de la scène, parce que la plupart sont incroyablement chiants. La moyenne des performances est très basse, et ces quelques artistes avec assez de talent ou d’intérêt pour faire un concert crédible finissent souvent par faire des concerts de manière si professionnelle, si prédictible, qu’on en sort avec la plus morne satisfaction et bien peu de souvenirs. L’année dernière, j’ai vu Ten Years After trébucher dans un set à la fois lourd, monotone et bruyant, Crosby Stills Nash and Young invoquer le souvenir de Woodstock pour compenser les bâillements aux larmes du public, et The Band ou les Creedence réciter leurs albums avec une telle perfection que ça m’agace. Mais j’ai tiré un trait sur tout ça quand Led Zeppelin est venu le mois dernier dans ma ville pour un concert de deux heures et demi : un « tour de force ». Alors j’ai demandé à un ami plus courageux que moi comment c’était et il a commencé à divaguer : « Oh putain… j’ai pris huit pilules et je me suis juste assis en pensant que le Zepp allait jouer pour toujours – mec, je me sentais tellement bien ! »
Dans cette scène déprimante et déchirée, les Rolling Stones planent et cascadent à travers l’Amérique l’automne dernier pendant un tour qui a donné au public satisfaction de l’argent et du temps dépensé, mais qui a reçu des critiques mitigées et même perplexes parce que peu d’entre nous étaient sûrs de ce quoi à s’attendre, une fois que l’hystérie des concerts actuels nous a sucé notre sang, ou même comment réagir. En 1965, rattrapé par la tornade de cris perçants des boppers, on a accepté tout le truc comme une rencontre surnaturelle, une expérience cataclysmique du pouvoir wagnérien qui transcendait la musique. En 1969, ils étaient attendus au tournant, mais la force de leurs personnalités et les courants de la hype et nos attentes ont détrompé les réserves cyniques dès le moment où Mick arpentait la scène en saluant la foule de chaque ville d’une voix traînante. Là, ils y étaient les Stones, ultimes espoirs et incarnation de nos rêves pour le rock and roll, et nous étions enchantés, mais la question restait de savoir si ce que nous venions de voir était du rock ressucé, avec des délais de 45 minutes dans le son telles des injections délirantes avec lesquels un concert qui était parfaitement normal devenait par les Stones quelque apocalypse rock. Bien sûr, les Stones ont sorti sans doute possible leur meilleur concert de l’année, mais qu’est-ce que ça dit de plus de leur propre implication ou sur la compétition boiteuse à laquelle nous avons droit ? Certains ne se sont jamais fait d’avis.
Liver than you’ll ever be, paru au printemps dernier, nous donnait une partie de la réponse. C’était un bon album, autant que peut l’être un live – « Carol » et « Midnight Rambler » brillaient particulièrement. Certains étaient enchantés, mais je n’ai trouvé pas personnellement de véritable intérêt musical à la plupart des titres, et lui ai préféré le coup de tonnerre qu’était Got it if you want it, qui en terme de laisser-aller, énergie et remuage de touffe pouvait prétendre à devenir LE concert rock de tous les temps. Il y a des choses plus importantes que de jouer en rythme et accordé, et la différence maigre entre exorcisme assourdissant et sons peu édifiants, est ce qui semble faire un bon album live.
Tout ça fait de Get Yer Ya-Ya’s Out un tel délice incontrôlable. Cet album, au pire, prouve que ceux qui éprouvaient des craintes, n’avaient aucune raison d’en avoir. Plus qu’une simple bande-son des Stones en live, c’est une véritable session inspirée, aussi intimiste que d’être assis un moment avec eux jammant pour le plaisir dans leur cave. Cela prouve une fois pour toutes que ce groupe ne joue pas simplement pour le public, il joue de la musique dont l’essence grossière est si hautement raffinée que ça devient une sorte de distillation absolue d’obscénité, élément qui semble fuir le rock du rock des seventies à une allure dérangeante. Là où la plupart des concerts s’embarrassent dans leurs postures et excès, et même quand le Live at Leeds des Who s’érige en forme d’Art, Ya-Ya à son meilleur, te scotche à ta chaise. Tu ne peux pas ne pas l’aimer seulement pour ce qu’il est, mais aussi pour tout ce qu’il n’est pas.
Le Concert s’ouvre sur un bref collage sonore des introductions de quelques-unes des dates de leur tournée, et roule sur un solide et méthodique « Jumping Jack Flash ». Aucun des trois prochains titres de la première face n’atteindra le niveau d’effervescence touché par « Midnight Rambler » et qui continuera tout au long de la seconde face, mais les interprétations live suivant révèlent que ce « Jumping Jack Flash » a une certaine férocité dont la version studio manque, et qui en comparaison la rende laborieuse. Ici le cul est bien rebondi et le groupe, a les dents aussi tranchantes qu’une paire de pinces coupantes. Après vient Mick, alpaguant les petites poulettes « Oh, je crois que j’ai pété le bouton de mon futal… vous voudriez pas qu’il tombe, non ? » J’ai eu un ami qui m’a presque forcé à me battre avec lui une fois, quand il a fait la remarque que l’attrait de Mick pour les poules était « pervers ». Maintenant, la chose qui me frappe là, c’est combien positif et salutaire, rapport au vent qui souffle dans ces seventies, que Mick se tienne et se pavane comme ça. Jim Morrison fait comme le Flasher et crie « Je t’aime mon frère ! », Iggy fait pratiquement de son micro un gode, mais Mick balance juste ses hanches, les frappe, pince et glousse « c’est moi les filles – yihaa ! »
« Carol » est bien mais définitivement plus faible que la version de Liver, suivent « Stray Cat Blues » et « Love in Vain » qui donnent les mauvais points de l’album, le premier passe comme un peu foutraque et le second pour ne pas être aussi inspiré qu’une voiture en première place.
Mais toutes les traces de désintérêt ou déception se carapatent avec les premiers accords de « Midnight Rambler ». Mick peut difficilement se contenir, crachant des ondulations de riff dans son harmonica ou psalmodiant les paroles avant même que les autres ne commencent, et certainement, cette chanson faite pour être jouée en live, n’a jamais autant eu de vice en elle. Chaque accord est en soi si simple, si primaire et direct et délibérément placé que la locomotive fonce et devient plus énorme jusqu’au point où tu en es tellement proche que tu la connais par cœur. La version de Let It Bleed semblait sinueuse, à la fois cool mais détachée de la violence, comme un de ces hippies des fifties de Norman Mailer. Ici la rage triomphante de la piste vient frôler la raclée de routier, Mick pousse des cris incompréhensibles du fond de sa gorge pendant le break, et le final aérien, fendu par les accords de Keith mènent sublimement au crash final.
La seconde face s’ouvre sur un autre cri issu de la foule – une nana insistante les interpelle : « Paint It Black, bande de démons ! » et les Stones répondent avec un stratosphérique « Sympathy for the Devil » qui surpasse la version simple et efficace toute creuse de Beggar’s Banquet, et projette un vibrant solo de Richards qui est sans doute l’un de ses meilleurs enregistré sur disque.
A partir de là, le niveau d’énergie semble monter en flèche. « Live with Me » est juste une gigue paillarde, mais « Little Queenie » entre ici dans les classiques de tous les temps des Stones. Se pavanant, trainant des pieds avec un regard aguichant, la chanson est lascive, délivrant toute la délicieuse allégresse contenue dans ses paroles. Ce genre burné, presque désinvolte, funk, produit apparemment sans effort aucun de la part des Stones, c’est là où ils laissent tous leurs concurrents dans la poussière, et là où ils se surpassent. Je pense même que c’est un des rares cas (les autres sont sur leur premier album) où ils dépassent Chuck Berry avec une de ses propres chansons.
« Honky Tonk Women » est simplement une fête, après l’essai à demi réalisé sur Liver et la reprise amateur de Joe Cocker, le rock and roll expressionniste et tapageur s’écoule aussi bien qu’une rivière de bière, mais « Street Fighting Man » porte le concert à un niveau d’intensité supérieur qui atteint les sommets de l’album en hissant le reste avec lui. Le travail de Keith est ici particulièrement délectable, avec ses doux accords plaqués rappelant les meilleurs moments du premier disque de Moby Grape, ou le lead en or du titre de Stevie Wonder « I was made to love you ». Je ne pense pas qu’il y ait un seul titre de Ya-Ya qui ne surpasse pas un de ses enregistrements studio, et ce dernier en est le plus parfait exemple.
Les années 70 n’ont peut-être pas commencé sur de belles perspectives pour le futur du rock and roll, et tant d’amateurs récitent la litanie de la fin des temps que ça commence à nous faire chier comme un résultat d’enquête merdique. Les conventions peuvent être en danger, et nous-même, auditeurs, pouvons l’être, si blasés que nous sommes qu’il devient toujours plus difficile chaque mois d’écouter la musique que nous entendons. Mais les Rolling Stones ne sont certainement pas en danger, et ont même l’air en meilleur forme chaque année. C’est encore trop tôt pour le dire, mais je commence à penser que Ya-Ya est peut-être le meilleur album qu’ils ont réalisé. Je n’ai par contre aucun doute sur le fait que c’est le meilleur concert de rock jamais sorti sur disque. Les Stones, seuls parmi leur génération, ne sont pas près de tomber dans le fossé. Et aussi longtemps qu’ils continueront à prospérer de cette façon, l’aire du véritable rock and roll restera en vie et se battra avec eux.