Half-Mute
7.8
Half-Mute

Album de Tuxedomoon (1980)

Il y a quelques jours j'ai souffert, je ne sais pas si j'ai vraiment souffert en tout cas j'ai eu l'impression de souffrir, j'ai fait cinq, six crises d'angoisse dans la journée, à tituber, à trembler de la tête aux pieds, bien sûr j'ai désespéré alors qu'en trois jours je me suis calmé et je me suis dit : là tu bascules dans autre chose, pour la première fois de ta vie tu découvres ce qu'est la souffrance extrême, la radicalité du malheur. Du coup j'ai envie de vous parler de ça : de ce que c'est (ou ce que je crois que c'est) la souffrance, qu'est-ce qui se passe quand on a mal. Avant tout j'ai envie de dire que ça me paraît important, la souffrance, plus important, plus digne d'attention que tout le reste, qu'en un sens c'est la seule chose qui compte vraiment philosophiquement, le seul vrai problème, problème que les gens aient des problèmes. Franchement je vais un peu « péter plus haut que mon cul » et me mettre à la hauteur des philosophes qui publient mais personnellement, les philosophes qui disent « ah la joie, la joie, c’est tellement beau, tellement joyeux la joie » ça m’énerve (je pense à Deleuze, Spinoza, etc). La joie je trouve ça pas très intéressant, il faut un peu se forcer, c’est rarement un événement, rarement un débordement, il y a peu de moments d’exaltation. Et puis il y a plein de moments où je passe un bon moment et je m’en rends même pas compte il faut que je me le dise, que je le conscientise, c’est juste banal quoi et le banal je sais, je sais, c’est déjà un privilège énorme et tout ça. Par contre la souffrance, ça c’est un délire, ça c’est un vrai scandale, je vais le dire de manière emphatique mais je pense sincèrement qu’il n’y a pas dans le monde d’énigme plus insondable que la souffrance humaine. On ne comprendra jamais. Même quand on le vit on ne comprend pas soi-même ce qui nous arrive et c’est justement ça, souffrir, être « dépassé par les événements », ne rien comprendre à ce qui se passe. Et je ne comprends pas pourquoi on n'accorde le droit de souffrir qu'à la condition qu'on soit "digne" dans la souffrance, c'est-à-dire en fait, qu'à la condition de rentrer, de taire, de cacher, de censurer la douleur, pourquoi quand on souffre on n'a pas le droit de le crier au monde, pourquoi on en rajoute une couche en faisant la morale aux gens qui souffrent, "tu sais, ça va aller", "sois fort" etc. Pourquoi on dit (implicitement mais quand même) aux gens qui souffrent "c'est bien, tu souffres, eh ben souffre dans ton coin" ou "c'est bien tu te sens seul eh ben sens-toi seul tout seul" etc. Quand on voit quelqu'un se faire agresser dans le métro on détourne les yeux, on fuit, on laisse les gens dans leur merde, bref. Comme dit Blanchot "cette attention au malheur sans laquelle tout rapport tombe dans la nuit". Compatir c'est peut-être ça, se rapporter à l'autre en assumant l'impossibilité du rapport, être avec l'autre pour de vrai parce qu'on accompagne sa solitude, pas juste maintenir l'étanchéité de l'être-avec et de l'être-pour-soi mais faire communiquer les deux malgré et dans l'impossibilité qu'ils communiquent vraiment. Et puis c’est une trivialité de dire ça mais il faut bien reconnaître qu’il y a une disproportion entre la joie et la souffrance. On le voit bien quand on pleure, parce que d’accord on peut pleurer de joie mais déjà ça arrive une fois tous les dix ans, il faut vraiment qu’il nous arrive quelque chose de magnifique et en plus on pleure une larmichette, et le pire c’est qu’on se dit « oh mon Dieu mais quelle joie c’est magnifique cette joie j’ai jamais été aussi joyeux de ma vie », alors qu’à l’inverse il suffit qu’on se fasse larguer par une personne que de toute façon on finira par oublier et là on pleure toutes les larmes de son corps toutes les nuits pendant six mois. Et puis je trouve qu'il y a aussi cette opposition dans le rapport de ces deux sentiments à l'événement qui les motive : on peut souffrir le martyr pour des raisons dérisoires, par contre la joie est rarement à la hauteur du réjouissant (c'est pour ça qu'on dit aux gens "profitez bien", sous-entendu ils ne mesurent pas "la chance qu'ils ont", bref on ne se réjouit jamais assez de l'objectivement réjouissant). Mais bref, je voulais parler de la douleur, ou plutôt de la souffrance, ou plutôt du basculement de l'une à l'autre c'est-à-dire quand la douleur perd son caractère local et submerge, inonde tout, qu'il n'y a plus rien d'autre que la douleur. Comme disait mon prof, « la douleur c’est ce qui supprime tout ailleurs ». Et pour moi ça veut dire deux choses à la fois. D’abord, que ce dont on souffre, c’est de la suppression de l’ailleurs (pas seulement que la douleur a pour effet la suppression de l’ailleurs) : que dans toute douleur il y a quelque chose de l’ordre d’un épuisement, d’une extinction des possibles et qu'on souffre justement de cela, de la ruine de nos pouvoirs, du fait qu'on n'a plus le pouvoir de pouvoir. Mais aussi que le propre de la souffrance c’est de tout envahir, de ne plus rien laisser subsister hors de soi. On souffre vraiment quand tout n’est plus que souffrance, et on souffre de n’avoir plus rien d’autre à soi que sa souffrance, qui nous détruit. Il y a la douleur, mais il y a aussi la douleur d’être captif de la douleur, souffrance de ne pouvoir « s’en sortir » qui est solitude et désespoir. Mais être rivé à l'ici-même, ça ne veut pas seulement dire qu'on n'a plus de possibilités, qu'on n'a plus le pouvoir de possibiliser les possibles (comme quand on est "épuisé"), ça veut aussi dire qu'on n'a plus aucun moyen de fuir, qu'on ne peut plus s'échapper, s'évader. Souffrir c'est devoir absolument affronter la souffrance, ici et maintenant, ne pas pouvoir reculer devant elle. Le possible apaise les souffrances parce qu'il néantise le vécu présent, qu'il réintroduit de l'absent, du moindre, au moment où "on sature" (comme on dit). J'y vois l'idée que j'adore de Lévinas, qui dit que la souffrance est faite de l’impossibilité de reculer, de l’absence de refuge. J’aime bien ce paradoxe : d’habitude, la douleur ce n’est pas du côté de l’exposition à ce qui est (sauf peut-être dans la blessure), mais du côté de l’absence. On ne souffre pas du positif, mais du négatif, on souffre toujours d’un vide : deuil (perte d’un être cher), manque (frustration d’un désir), tristesse (diminution de ma puissance), désespoir (épuisement de tout avenir)… et en témoigne plus que tout peut-être la peur de la mort. Parce que évidemment tout le monde se dit un peu l’argument d’Épicure, quand on est mort on ne sent rien donc « de quoi t’as peur ? » mais justement, on se dit — oserai-je dire — qu’il n’y a rien de plus douloureux que l’indolore, qu’il n’y a rien de pire que le rien, qu’au moins dans la douleur il se passe quelque chose et qu’on peut encore puiser dans les épreuves les plus dures une certaine force, une certaine intensité qui nous fait nous sentir vivants. Et la mort c’est justement ça, aussi : un néant qui n’est pas un néant de… une absence à l’état pur, portée à l’absolu, une absence qui n’est pas simplement un trou dans l’être mais un vide total — une absence qui engloutit tout, ne laisse rien subsister hors de soi. Bref, on ne souffre jamais que du manque et cela, non seulement parce que quelque chose nous manque quand on souffre (des activités dans l’ennui, des échanges dans la solitude, de la nouveauté dans le désespoir…) mais parce que c’est soi qui manque, manque à soi (souffrir c’est être absent, c’est ne plus avoir la force de se porter à l’existence, de se tenir debout) et au monde (souffrir c’est être exilé, à distance des choses, inapte à participer de et à quoi que ce soit, Pierre Guyotat dit un truc comme ça dans Coma). Ce vide, cet effacement, on le voit bien dans la spatialité de la souffrance : on sait bien — on le sait tellement que ça a l’air d’un truisme — que le mouvement naturel des gens qui souffrent est d’aller vers le bas. De courber le dos, de passer leur journée au lit, de rester prostrés par terre. Dans toute souffrance il y a quelque chose qui est de l’ordre d’un affaissement et d’un abaissement. Sans doute parce que pour nous être debout ça veut dire se lever de son lit, et que se lever de son lit c’est décider librement d’être libre, c’est se mouvoir pour se mettre en mouvement, c’est l’action qui s’enclenche et se rend possible elle-même donc quand on ne se lève plus c’est qu’on a lâché l’affaire, qu’on n’est plus motivé, qu’on n’a plus la volonté de vouloir. Et puis parce qu’être présent au monde c’est se tenir droit, c’est faire face, pas se replier en boule dans son lit ou par terre, qui est une manière de disparaître, pas dormir toute la journée qui est une manière d’oublier et de se faire oublier. La volonté (et toute joie en est une manifestation ?) c’est la droiture, la hauteur ; pareil pour la présence, qui est toujours présence à… allée vers…  Et on le voit bien aussi dans les expressions qu’on utilise pour parler du malheur : « s’effondrer », « toucher le fond », « être au sixième sous-sol », la souffrance ça descend toujours. Il y a l’avancée courageuse et la montée joyeuse, le recul craintif et la descente malheureuse (comme on dit dans le jargon des drogues : « la descente »), il y a les directions morales (avant/arrière) et les directions émotionnelles (haut/bas, avoir « des hauts et des bas ») c’est ça les directions spatiales : des directions de sens, des polarités affectives. Spatialité du sens, significativité de l’espace. Et puis en parlant de ça il faut remarquer que l’expérience humaine de l’espace est polarisée par l’opposition de la verticalité (se tenir debout) et de la pesanteur (ne pas pouvoir décoller du sol) : il y a à la fois une ascension et un enracinement, une tension vers le haut et une pesée sur le sol. Et cette dualité recouvre aussi l’opposition du physique et du psychique, du matériel et du volontaire, de l’objectif et du subjectif : la pesanteur signe la soumission de l’homme aux lois de la physique, là où la posture debout reflète l’acte de se lever, l’énergie du vouloir qui imprime sa force au corps en le faisant se tenir droit. Ce sont deux directions symétriques, qui paraissent juste l’inversion l’une de l’autre, mais en fait il n’y a pas seulement inversion, il y a aussi contrariété, opposition entre ces deux directions, qui recouvrent les deux dimensions de l’existence humaine : car si la montée est le mouvement de l’actif, la pesée est le mouvement du passif — direction volontaire, libératrice (ascension) et direction involontaire, réifiante (enracinement). Le bas, c’est l’appartenance à la nature ; le haut, c’est la liberté de l’esprit. Comme si, dans la joie, l'esprit s'emparait du corps et lui permettait de s'alléger du poids de la matière, là où, dans la tristesse, c'est la matérialité corporelle qui s'empare de l'esprit et le rive à la nudité du sol. Et justement les émotions portent en elle cette dualité, on dit bien « avoir le coeur léger », « la légèreté », comme si être joyeux c’était se soustraire à l’inflexibilité de la pesanteur, comme si c'était une respiration, une ouverture, et a contrario, on dit « se sentir lourd », on parle de « gravité » au sens métaphorique (« c’est grave ce qui t’est arrivé »), parce que le poids c’est aussi un sentiment de la matière, de l’épaisseur, c’est un débordement (« je suis débordé ») et un rétrécissement, un étouffement sous le poids d'une réalité qui nous envahit. Cela, peut-être aussi parce que la joie est de l’ordre d’une évasion, d’un envol, là où la tristesse et les sentiments sombres sont de l’ordre d’une confrontation à la réalité dans ce qu’elle a de cru, de nu. Et je me demande si la joie n'est pas un épanchement, une extériorisation de l'intérieur, là où la tristesse serait de l'ordre d'un étouffement, d'une invasion de l'intérieur par l'extérieur (comme quand on a la gorge qui se noue pendant une crise d'angoisse). Bref, l’émotion est projection dans l’espace. Et puis justement, ça paraît banal comme ça mais en fait c’est intéressant parce que « émotion » ça vient de « motion » : « mouvement ». Et c’est paradoxal quand on y pense parce que l’émotion c’est un état psychique, intérieur et non localisé, et que pourtant elle porte dans son nom l’idée d’un mode d’existence du corps (donc une dimension physique et non plus seulement psychique) et d’un mode d’existence qui est une manière de se diriger dans l’espace (haut/bas, avant/arrière) c’est-à-dire une extase, une projection dans l’extériorité spatiale. Donc l’émotion engage à la fois le psychique et le physique, l’intensité intérieure et l’extériorisation extensive. Bref, l’émotion est une expérience totale, c’est-à-dire qui engage notre existence dans sa totalité, dans l’ensemble de ses dimensions. Et je me demande aussi si la joie (ce qui la rendrait symétrique de la souffrance au sens de la suppression de l'ailleurs, de l'être-rivé à l'ici-même et du ressassement du passé) ce n'est pas une émotion spatialisante et temporalisante, une émotion qui rouvre l'espace (Jean-Louis Chrétien parle bien d'une "joie spacieuse") et qui rouvre le temps (on "a de l'avenir"). Comme si la joie était le sentiment d'une possibilisation des possibilités expérientielles, le sentiment d'une ouverture des possibles incarnée dans la spatialisation de l'espace (projection dans un ailleurs) et dans la temporalisation du temps (projection dans un avenir). Je me demande aussi si je n'ai pas été trop vite en définissant la joie comme envol, parce qu'il y a aussi un sentiment d'insertion, de coïncidence dans la joie, non plus un conflit intérieur/extérieur, non plus une ascension freinée par le réel ("se brûler les ailes"), mais une harmonie des deux, ou plus largement une conciliation des contradictoires existentiels (haut/bas, intérieur/extérieur, ici/ailleurs, présent/avenir), comme si toutes les contradictions qui structurent l'existence en venaient à s'harmoniser dans la joie et c'est peut-être pour ça qu'on peut dire de la joie tout et son contraire (que c'est goûter l'instant présent et se projeter dans l'avenir, se sentir présent à la situation et s'ouvrir spacieusement à un ailleurs, que c'est une exaltation, une exultation bref une extériorisation de l'intérieur et en même temps un sentiment d'inclusion de l'intériorité dans la totalité du monde, etc.) -- comme si la joie était à la fois présence et distance, coïncidence et projection, remplissement réel et ouverture possibilisante. Et à cet égard ce n'est peut-être pas pour rien que quand on est joyeux on dit "je respire", parce que la respiration c'est non seulement le soulagement, l'allégement soudain de l'espace, mais aussi la complémentarité, la compénétration et l'alimentation réciproque des contradictoires (l'inspiration et l'expiration, l'intérieur et l'extérieur sont les opposés duels qui pourtant se nourrissent réciproquement dans l'acte -- acte qui n'en est presque pas un et pourtant est le premier de tous, acte qui est à la fois le plus primitif et le plus imperceptible de tous les actes -- de respirer). Certes on dit surtout "je respire" quand on est soulagé, mais peut-être que la joie est toujours de l'ordre d'un soulagement au sens de la résolution d'un problème, d'une ré-solution au sens de soudre, dissoudre, résoudre, surmonter une dualité structurelle, ou pas parce que la joie est positivité première, affirmation de l'affirmation. Faudrait voir. Bref. S’absenter, aller se coucher c’est pareil, donc le malheur c’est une chute, et la chute c'est l'effacement, la néantisation. Et a contrario, les émotions positives sont toujours de l’ordre d’une plénitude et d’un achèvement : actualité finie du plaisir, augmentation joyeuse de ma puissance, épanouissement du bonheur (« je suis comblé »), bref. Pourtant (et je pense que c’est ce que Lévinas fait comprendre) peut-être que cette douleur est encore un refuge, parce qu’on peut la retourner en un soulagement, qu’on peut dire du rien que « ce n’est rien ». Ou qu’on peut oublier, parce que la douleur c’est aussi ça : le vécu de l’absence, le néant matérialisé dans un ressenti effectif et positif, et peut-être que l’illusion de la souffrance c’est de faire passer le rien pour quelque chose, peut-être qu’il faut oublier le rien, nier la négation, non pas la retourner en affirmation (c’est pas ce que je veux dire) mais accomplir la négation, expulser le négatif en assumant son caractère négatif. Oublier le néant, faire que le non-être ne soit pas. Et peut-être que c’est aussi ça l’ambiguïté de la mort : à la fois on peut toujours se dire que « ce n’est rien », et en même temps, comme on dit aussi, « c’est pas rien », peut-être bien que la mort c’est un tel degré de néant (absolue néantité) que le rien en devient énorme, incommensurable. En parlant d'illusion, je me demande aussi sérieusement si la douleur en est une, ou est plutôt à ranger du côté de la sagesse. C’est pas juste une question philosophique, c’est très concret : qui est le mieux placé pour parler d’une douleur ? Celui qui en souffre, ou celui qui ne la vit pas ? Parce que quand on souffre, on vit sa douleur comme une évidence (on se dit n’importe qui à ma place souffrirait autant que moi, alors qu’en fait peut-être que non), et on éprouve ce relatif comme un absolu (on se dit « je n’ai jamais autant souffert de ma vie », en tout cas moi je me dis ça presque à chaque fois, on se dit « j’ai touché le fond » alors qu’on ne touche jamais le fond, c’est ce que dit Charlotte Delbo je crois, « savez-vous qu’il n’y a pas de limite à la souffrance ») et on se sent très bien placé pour en parler, on se sent incompris et seul à même de comprendre vraiment ce qu’on vit. Mais peut-être qu’en fait non, peut-être que c’est quand on ne vit pas une souffrance qu’on la comprend le mieux — d’où l’intérêt de la consolation : apporter un autre regard, à la lettre altérer son point de vue sur la souffrance, donner les moyens d’envisager la souffrance à partir de la non-souffrance, arracher la souffrance à son absoluité, à son autarcie (bref peut-être que c’est justement son ignorance de la souffrance qui donne au consolateur un privilège pour en parler). Franchement je sais pas, c’est très irrespectueux de ceux qui souffrent de dire ça, mais des fois je me demande. On dit toujours « on n’écoute pas la parole des victimes » mais des fois les victimes elles racontent aussi des grosses conneries. Et peut-être que la consolation porte la marque de cette ambiguïté : parce que consoler, à la fois ça demande de ne pas plaquer un discours sur la souffrance de l’autre, que le premier geste du consolateur c’est de se taire et d’écouter, mais qu’en même temps consoler c’est parler pour l’autre. Parler pour l'autre dans l’ambiguïté du pour, qui à la fois s’adresse et se substitue (ou disons parler à sa place, dans l’ambiguïté de l’expression : à sa place au sens où on se place dans son point de vue, dans son site, mais aussi au sens où on se substitue à lui, à la fois se mettre à sa place et le déplacer). Mais la douleur est peut-être une sagesse parce que souffrir c’est éprouver l’adversité des choses, être exposé intimement à la blessure qu’il y ait autre chose que soi ! Il y a dans la douleur une méditation du réel ! La douleur n’est pas une extra-position : on ne se pose pas soi-même hors de soi, ça c’est « s’épanouir », la douleur c’est la différence première du moi et du non-moi, l’impossibilité d’intérioriser le non-moi et l’incorporation de cette différence car souffrir c’est à la fois sentir qu’il y a de l’autre et du même coup être autre à soi-même, inapte à coïncider avec soi. Peut-être que c’est en ça que souffrance et joie sont symétriques : la joie c’est l’harmonie moi/monde, c’est « être en phase », « se sentir à sa place », alors que la souffrance c’est la déchirure première et le déchirement de cette déchirure, l’originarité du négatif, l’impossibilité de dépasser la différence. Pareil : je me demande franchement si la douleur, c’est de l’ordre d’une épreuve de soi, si la douleur nous découvre notre ipséité (« chacun sa peine » et en effet, les souffrances sont toujours singulières et incommunicables) ou si la douleur est de l’ordre d’un effacement du soi. De fait, ça aussi ce serait plausible : Hegel dit bien que la souffrance c’est non seulement la négativité mais plus précisément la scission, l’impossibilité de coïncider, et on parle bien d’un « déchirement » à propos d’une épreuve de la vie. Sans vouloir faire du paradoxe gratuit, je pense que c’est aussi ça, l’ambiguïté de la douleur : qu’en elle le soi se révèle dans ce qui l’efface, que je ne m’atteste en mon ipséité qu’à travers ce qui me détruit. La douleur, c’est une épreuve de soi qui est une épreuve de soi. La douleur : déchirante étreinte ! Déchirement vraiment de ne plus pouvoir être soi-même, parce que la douleur c’est aussi ça : le choc, la friction, l’effraction, bref l’impossibilité de reconstituer un espace propre, un lieu à soi face à la douleur et contre elle. Dans toute douleur il y a une pénétration et c’est justement ça le problème : que la douleur nous prive des moyens d’y répondre, que souffrir ce soit perdre ses moyens,  que la souffrance à la fois nous interpelle et nous mette dans l’incapacité de réagir. Il y a dans toute douleur un appel, mais toute douleur réduit au silence. C’est cette contradiction qu’on éprouve et qu’on traverse dans l’itinéraire qui va de la douleur au remède. J’adore ce fait que m’a raconté mon psychiatre : il y a des dépressifs, les mélancoliques je crois, qui font de « l’écholalie », c’est-à-dire par exemple une femme violée qui va répéter toute la journée « il m’a fait mal », des centaines, des milliers de fois. Là c’est extrême, mais il y a ce phénomène dans toute douleur : être rivé à la factualité brute de l’événement douloureux, ne plus pouvoir restaurer la distance et la propriété d’un sens, que l'événement s’empare de nous et qu’on n’ait d’autre moyen d’y répondre que de le répéter, sans arrêt. Répondre à l'événement par l'événement, n'être plus rien que le rien de ce qui nous advient. Une parole réduite à l’immédiateté du constat, inapte à s’élever à quelque signification que ce soit. Et que l’événement, en sa localité même, s’empare de tout, qu’il n’y ait plus de multiple, que le particulier du fait accompli « prenne toute la place », souffrir c’est être hanté (« ça me hante »), hanté par la répétition fantomatique de l’événement. Hantise de la douleur, non seulement au sens où c’est un passé qui ne passe pas, mais aussi au sens où c’est la présence de ce qui n’est pas, peut-être pas l’existence mais en tout cas l’insistance du négatif (et l’insistance c’est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus). Hantise aussi au sens où on ne comprend pas trop, on est en suspens, on ne peut pas situer, saisir le fantôme, c’est une présence diffuse, atmosphérique, incertaine, quoique omniprésente. Omniprésence de l'insaisissable. La souffrance c’est être détruit et vivre cette destruction, c’est être un mort-vivant, c’est quand la disparition se produit, quand le négatif a lieu. Et puis je ne sais pas si le remède à la douleur c’est d’assumer l’irrémédiable et de faire quand même, non pas de traverser la souffrance mais de l’habiter, ou si au contraire c’est recréer de l’espoir, recréer autre chose que la douleur. J’ai entendu une expression que je trouvais belle, « le trajet d’une blessure » : peut-être que c’est ça la seule solution à la douleur, assumer qu’on ne la résoudra pas mais s’efforcer de devenir en elle quand même, non pas recréer autre chose que la souffrance mais recréer de l’altérité dans la souffrance. 


Déchirure, déchirement, déchirement déchirant, déchirement qui déchire, ça déchire : oui, la souffrance, ça déchire.



BobDylan
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le 3 févr. 2025

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Robi Bobby

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