La griffe du maître
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le 13 mai 2020
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Je suis le pilier du monde, l'aube et le crépuscule, la nuit profonde et l'éclatante clarté des terres mortelles. Au delà de ma silhouette, aux confins de l'Asgard, s’étendent les neufs mondes, pétrifiés dans leur froid grandissant. De leur discorde et de leur folie grouillantes éclora bientôt l'Apocalypse. Lorsque le Ragnarok retentira aux portes de l'Yggdrasil, je serais près à l’accueillir. Comme à l'instant où l'univers naquit dans la paume de ma main, tout sera, puis tout cessera d'être. A cet instant précis, la plaine du Vigrid pleurera la fin des temps.
Je chemin aux bordures de ce monde depuis les débuts. J'ai été loué dès le pionnier "Vikingligr veldi" (1994), et n'ai dès lors cessé de hanter les contes de ces géants du permafrost. Enslaved. Leur écrin noir, leurs profondes racines punk, leur esprit viscéralement rock et pourtant voué à une galopante expérimentation. D'albums en albums, j'ai suivit enchevêtrement fin de ces mitgardiens habités par les feux d'un folklore caverneux, fascinant, cathartique et si puissamment mis en écho avec les affres du monde moderne. Des philosophes excavateurs de mythes brûlants comme les arcs du Bifröst que je chéris et protège.
Après une première période profondément paganiste (des débuts à l'aube du siècle nouveau, disons jusqu'au si peu réhabilité "Monumension" en 2001), puis une sophistication de plus en plus fine et libérée des nœuds d'un black scandinave convenu et poussiéreux, je m'exprime aujourd'hui totalement, et à un stade où l'expérimentation est devenue omniprésente chez mes hôtes, malgré un certain confort d'écriture et d'ambiance qui détourna plus d'un prêcheur des hautes steppes herbeuses : après une décennie 2003-2012 hallucinante d'épopées novatrices et enfiévrées (un "âge d'or", si l'on veut), les dernières années ont pu voir la flamme du Valhöll vaciller un peu. "In Times" (2015) relevait pour la première fois de l'anecdotique, et même si "E" (2017) s'étendait (un peu trop ?) avec passion sur son sujet, son successeur "Utgard" (2020) laissait un arrière-goût d'inachevé, malgré une dynamique pleinement retrouvée. Me voici donc, "Heimdal", rejeton fantasmagorique et post-covid, brassant les reliquats d'un EP passé ("Caravans to the Outer Worlds" de 2021, dont je conserve le titre-éponyme). Féroce, déterminé, habité par une flamme ardente, "Heimdal" surgit et rugit.
Je suis bel et bien le pilier de mon monde : les échos d'"Axioma Ethica Odini" (2010) bondissent dès Behind The Mirror, et sa verbe progressive et épique sont marquées par le seau des plus grands souvenirs. Congelia s'adonne aux hargnes hardcore de la jeunesse ressuscitée, mais sa touffeur progressive est nettement influencée par le géantissime "RIITIIR" (2012). Forest Dweller possède la psyché des plus métalliques partitions rythmiques de "Ruun" (2006) et de "Vertebrae" (2008). tandis que Kingdom dissémine des incantations à faire trembler l'Himinbjorg entier. The Eternal Sea pose sa prose lancinante avec d'étranges émanations ethno-éléctroniques, avant que le trépidant Caravans To The Outer Worlds n'inonde les royaumes de sa harangue orientale. Heimdal, enfin, trône fièrement du haut de ses cris caverneux (c'est le grand retour du freux Grutle Kjellson, dont la basse frappe majestueusement dès les premiers sons). Les trilles possédées et les brisures constantes de rythmes et d'ambiances du titre terminent le voyage avec fracas. Dans les moments fous de Heimdal (et il y en a), on aurait peut être aimé encore plus d'étirements, de variances et de ponts étranges et irrévérencieux. Malgré ses multiples relectures possibles, il est vrai que les 48 minutes de l'album filent trèèès vite, et que certains titres auraient gagné en puissance en se rallongeant de quelques fougues supplémentaire.
Mais ce que je perd en longueur, je le gagne clairement en constance : racé et totalement cohérent, je suis une vivifiante décoction de ce qu'Enslaved a de plus mystique, perfide et aérien. Il est incroyable de réaliser ce qu'Ivar Bjornson et sa bande sont capables de conceptualiser et d'encapsuler, plus de trente ans après leurs premiers raids : une offrande mélodique à la qualité démente, dépeignant un monde d'antan avec une fraîcheur ni plus ni moins avant-gardiste, un sens de la progressivité de tout instant, et une passion déconcertante. Mature, sans cesse mouvante, nouée dans un folklore intrinsèquement organique et absolument pas décoratif : Enslaved ne connaît nul égal dans son monde solitaire de fjords glacés.
Doté d'un line-up stable depuis 2015, d'une production toujours impeccable (signée Jens Bogren), d'ajouts très pertinents dans la bande (je pense surtout à Iver Sandoy, batteur depuis 2018 dont le chant clair est aussi solaire qu'est versatile son jeu derrière les fûts. Brillant !), Enslaved semble d'une vigueur et d'une sagesse éternelles. Heimdal est le nouveau coup de Gjallarhorn d'une discographie ahurissante, captivante, peu périssable. Heimdal est la demeure d'une musique-monde qui défiera jusqu'aux brisures de l'hiver les plus féroces lames des plus puissants Jötnar.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Babillages Borborythmiques : les albums de 2023
Créée
le 3 mars 2023
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