De la coldwave en 1977 ? L'année du punk ? De Rumours ? Cela semble assez anachronique, mais un l'a fait, toujours en avance, jamais en retard, j'ai nommé David Bowie. Après son passage américain qui laissera des séquelles, Bowie revient en Europe pour y élaborer le tryptyque d'albums le plus fascinant de l'histoire de la musique, là aussi j'ai nommé Low, "Heroes" et Lodger, tryptyque injustement nommé "trilogie berlinoise", bien qu'en réalité un seul disque fut effectivement enregistré dans la capitale allemande (nous préfèrerons donc l'appellation "trilogie européenne"), et c'est à cet album, berlinois dans l'âme, que nous allons nous intéresser, parlons de "Heroes"!
Bowie, fin 1976, se rend au Château d'Hérouville en France pour y élaborer deux albums, un pour lui, Low, l'autre pour son compagnon de route du moment, sauvé de l'héroïne, The Idiot pour Iggy Pop. Low est en total contraste avec ses livraisons précédentes, il collabore avec Brian Eno, ex-Roxy Music, magicien sonore et musicien extraordinaire, pionnier de l'ambient. Son album,
malgré sa supposée difficulté d'accès, rencontrera un grand succès des deux côtés de l'Atlantique. Bowie et Iggy s'en vont donc vers plus d'expérimentations.
1977, Bowie a trente ans, lui et son compère échouent à Berlin, qui, cette année là, émerge encore des décombres d'après-guerre. Très hétéroclite, Berlin est une ville fascinante, qui fascinera à juste titre David Bowie, lecteur convaincu de Christopher Isherwood, auteur d' Adieu A Berlin. Il peut là-bas goûter à une vie plus simple, parcourant la ville à vélo, étant rarement reconnu dans la rue, approfondissant ses connaissances sur l'expressionisme et la culture allemande, qui l'ont toujours fasciné. La ville offre un cadre de vie inspirant et rassurant pour Bowie, il ralentit sa consommation de drogue, et travaille à sa musique.
Il vit dans le même immeuble qu'Iggy Pop, à Schönenberg, au 155 Hauptstraße. . Ils fréquentent les boîtes locales, comme le Dschungel, ou le SO36, boîte punk particulièrement agitée à l'époque. Ils vont aussi dans le club Chez Romy Haag, tenu par la maîtresse de Bowie, le transsexuel Romy Haag, habituée aux célébrités (Mick Jagger ...). Bowie et Iggy passent également pas mal de temps au Anderes Ufer, bar non loin de leur domicile. Ils se rendent aussi dans une taverne/restaurant autrichien, où ils jouent jusque tard dans la nuit au billard avec Martin Kippenberg, ami et peintre. Bref, une vie bien remplie !
Aux studios Hansa (qui existent toujours!), il élabore avec Iggy Pop Lust For Life, le second sommet de la carrière de l'Iguane. Il est moins omniprésent que sur The Idiot, mais cosigne quelques titres et tient les claviers et les chœurs. Il pense aussi à donner un successeur à Low, et va reprendre la même formule que sur celui-ci, une face de chansons, classiques et élaborées, et une face de pistes instrumentales et expérimentales. Il rappelle son producteur Tony Visconti et rassemble le même groupe, Carlos Alomar (rhythm guitar), George Murray (bass) et Dennis Davis (drums). Eno est de retour également, accompagné du légendaire lead guitarist de King Crimson, Robert Fripp, connu pour son son, qualifié de "guitare tronçonneuse". Ensemble, ils accoucheront de "Heroes", douzième album studio de David Bowie, et deuxième de la trilogie, sorti le 14 octobre 1977 chez RCA, enregistré à Berlin, mixé à Montreux, Suisse.
"Heroes" est un album profondément berlinois, dans son esthétique et sa musique, très marqué par cette ambiance mystérieuse et un peu morose, d'une ville séparée en plein milieu d'un combat idéologique, à Berlin-Ouest, unique avant poste occidental dans le bloc communiste. Digne successeur de Low, "Heroes" est encore plus expérimental, plus sombre et plus glacial, au contraire de Low qui proposait tout de même quelques moments ensoleillés. "Heroes" est froid, mais pas négativement. Il est le "reflet du lieu et de l'époque", pour reprendre Bowie lui-même lorsqu'il parlait de l'utilité de l'art.
On ressent fortement les influences de l'artiste ici, la musique électronique, et le krautrock, qu'il avait commencé à explorer sur Station To Station, puis encore plus sur Low pour enfin arriver à la quintessence sur "Heroes" sur des chansons comme "V2 Schneider" ou "Blackout". Dans la première d'ailleurs, Bowie rend hommage à Florian Schneider, un des fondateurs du groupe iconique allemand Kraftwerk dont l'album Autobahn a indubitablement inspiré le travail de David Bowie sur "Heroes".
La face A, comme dit précédemment, est constituée de chansons classiques, comme "Beauty And The Beast", funk baltringue qui fera un malheur en live, ou "Joe The Lion", hurlant et détonnant. On touche déjà ici à l'expérimental, sur "Sons Of The Silent Age" où le saxophone de Bowie rappelle (en avance!) les ambiance que Vangelis, musicien électronique grec, créera pour la bande originale de Blade Runner cinq ans plus tard, ou sur "Blackout" où l'on reconnait bien le son acide et corrosif de la guitare de Robert Fripp, surtout passée à travers les traitements Eno.
La face B est un assemblage de pistes instrumentales, plus affirmées que sur Low. Le tout arrive à former ce que l'on pourrait qualifier de voyage auditif, avec comme fil conducteur le vrombissement des réacteurs d'un avion, entendu à la fin des morceaux. Il commence par "V2 Schneider", référence au membre de Kraftwerk mais aussi aux fusées V2, prototypes de missiles intercontinentaux nazis, où l'on ressent comme un état d'excitation, de fête. C'est plutôt gai et dansant, en totale opposition avec la piste qui suit, "Sense Of Doubt". Pour la petite histoire, lors de la réalisation de celle-ci, Bowie et Eno se sont séparés. Le premier a créé cette boucle de piano descendante, très grave, et le second ces poussées au Chamberlin, un antique synthétiseur. Les deux réunis ont enfin ajouté cet autre synthé, plus doux, le tout donnant "Sense Of Doubt", morceau à la fois effrayant, oppressant mais en même temps captivant.
"Moss Garden" crée une ambiance très japonisante, très zen comparé à "Sense Of Doubt", on y entend du koto, instrument traditionnel japonais joué par Bowie, cela enroulé dans des nappes de synthétiseur doux, avec quelques chants d'oiseaux. Cela peut paraître cliché mais c'est très agréable. "Neuköln" tire son nom du quartier turc de Berlin, c'est un retour à l'oppression, avec le saxophone du chanteur créant une atmosphère tendue et moite, et où les synthétiseurs d'Eno contribuent à donner à "Neuköln" cette identité sonore louche. Les dernières notes de sax sont comparables à des hurlements de douleur, terminant ce voyage auditif au cœur de Berlin sur une note incertaine.
Mais la face n'est pas terminée ! En effet, "The Secret Life Of Arabia" fait un peu office d'intrus ici. Attention ! C'est une très bonne chanson, mais qui, je pense, aurait été plus à sa place sur Lodger, l'album suivant. Cette piste entraînante, cosignée Bowie-Eno-Alomar, termine l'album et brise l'ensemble instrumental évoqué plus haut.
Enfin, comment ne pas aborder la chanson-titre, ""Heroes"", véritable hymne. Bowie l'aurait écrit en observant le Mur de Berlin depuis Hansa, et en apercevant le producteur Tony Visconti et sa petite amie allemande et choriste Antonia Maass s'échangeant un baiser devant le dit-Mur. C'est un morceau magnifique, appelée à devenir un classique de son répertoire, où les guitares de Fripp donnent cette ambiance un peu douce-amère. Elle fut déclinée en deux autres versions, en allemand (""Helden"", plutôt réussi) et en français (""Héros"", plutôt gênant).
Sorti sous sa fantastique pochette inspiré par le tableau Roquairol de Erich Heckel, photo par Sukita, photographe japonais, "Heroes" n'eut pas le même succès commercial que son prédécesseur Low, jugé plus difficile d'accès, plus bruitiste. Bowie le défendra sur scène, dans le cadre de la tournée Isolar II, illustrée par le double live Stage sorti en 1978.
Bref, que retenir de "Heroes"? C'est un album froid, mais pas pour autant repoussant, tournant autour d'un concept rémanent, la ville de Berlin. Le chanteur terminera sa trilogie par Lodger (1979), album étonnant, enregistré en Suisse. Cependant Bowie gardera toujours un lien spécial avec Berlin et les berlinois, comme l'illustre ce concert donné le 6 juin 1987, deux ans avant la chute du Mur. Sur la pelouse du Reichstag il rassemble la jeunesse de l'Ouest, mais aussi celle de l'Est par la présence d'énormes enceintes leur permettant d'entendre le concert à défaut de le voir.
Il reviendra aussi avec nostalgie sur son passage allemand dans "Where Are We Now?", issue de son avant-dernier album The Next Day en 2013.
"Heroes", glaciation européenne.
""Heroes"", la chanson
"Heroes", full album
"The Secret Life Of Arabia", ma préférée