C’est un phénomène suffisamment bizarre pour être d’emblée souligné : de mémoire, on n’avait jamais vu la cote d’un groupe grimper à ce point en flèche sur le marché des valeurs musicales alors même qu’il n’a pas publié d’album pendant trois ans. S’il a beaucoup (mais vraiment beaucoup !) été question de The National depuis la sortie d’Alligator(2007), c’est surtout que les frères Dessner ont multiplié les projets parallèles et autres collaborations diverses et variées qui, faute d’enrichir leur discographie personnelle, ont considérablement épaissi l’agenda de leurs contacts dans un milieu où ils apparaissent désormais comme des références incontournables. La preuve est apportée par le générique de ce High Violet qui ressemble à s’y méprendre au Who’s Who de l’indie rock américain. Bon Iver, Sufjan Stevens, Richard Parry d’Arcade Fire : tout le gratin s’est bousculé pour apporter une contribution, même minime, à l’édifice, démultipliant par là même les attentes et les exigences légitimes d’un auditoire à l’appétit déjà aiguisé par une trop longue diète forcée. En s’exposant ainsi délibérément au péril de la déception, The National n’en triomphe qu’avec d’autant plus de gloire : High Violet est un très grand album, impressionnant de maîtrise et de constance dans la haute qualité. Encore une fois, ce qui place le groupe largement au-dessus de la mêlée de ses concurrents, c’est sa capacité à entrelacer sans contradictions notables ni dissonances gênantes la noirceur du fond et l’éclat lumineux de la forme, à évoquer de manière toujours crédible l’échec et la dépression au travers de chansons rock épiques et agréables à écouter. Au fil de chansons aux titres plus qu’explicites (Terrible Love, Sorrow), Matt Berninger semble avoir franchi un cap supplémentaire dans l’introspection la plus, qui culmine avec sauvagerie sur Conversation 16 : “You’ll never believe the shitty thoughts I think”. Mais là où tant d’autres associent l’autoapitoiement larmoyant et le misérabilisme musical, The National sublime ses états d’âme à coup de guitares velvetiennes, de cadences en crescendo et de chorales gospel qui font monter la tension jusqu’à l’apothéose. A la fois plus sombre et plus accrocheur encore que tous ses prédécesseurs, ce cinquième album confirme bien que la réputation, flatteuse mais pas usurpée, des nouveaux rois de Brooklyn, ne relève pas que de la rumeur entretenue par l’inactivité. (magic)
The National ne ressemble à aucun autre groupe et son mystère, s'il y en a un, consiste probablement à n'être ouvertement tributaire d'aucune formation des cinquante dernières années. Sans pour autant, évidemment, sortir ex nihilo, Diable est pourtant celui qui peut rapprocher The National d'une formation contemporaine ou non, tant le groupe est l'un des rares à avoir développé, dès ses prémices, un son de studio comme de live reconnaissable entre tous et une manière d'architecturer ses titres qui demeure aussi unique que déstabilisante. Leurs chansons, plus que jamais, ne sont réductibles ni à tel passage ni à telle prestation individuelle, d'où ce côté monolithique, indivisible, ce sentiment que les musiciens sont toujours au service de leur musique et n'iront pas se travestir avec des vêtements qui ne leur siéent pas. Contraire d'un groupe racoleur s'appuyant sur quelques solos, une attitude ou un filon à la mode, The National trace un sillon personnel qu'il n'a avec "High Violet" jamais creusé aussi profond et avec un tel art dramatique. En surface, ce cinquième album est une version évoluée de "Boxer", reprenant son atmosphère lasse et lugubre, les tiraillements spirituels de ses personnages, sa subtile progression dramatique, mais apparaît rapidement comme une oeuvre non seulement largement plus équilibrée mais aussi d'une toute autre densité. Plaçant du début à la fin la barre à la hauteur de celles atteintes par "Slow Show" ou "Fake Empire", "High Violet" a la fluidité et l'adrénaline qui manquaient toujours quelque peu aux précédents disques. Les qualités du groupe se sont donc bonifiées, notamment cette stupéfiante manière d'amorcer des chansons avec une grande économie de moyens – quelques accords simples, des pulsations ordinaires – pour les transformer en moments de grâce d'une finesse remarquable. Le groupe aborde de plus des terres qu'ils n'avaient jusqu'alors que timidement lorgnées à travers leurs lunettes, accompagnant la sublime gravité du chant de Matt Berninger de beaux choeurs signés Justin Vernon et Sufjan Stevens, de délicates orchestrations réalisées par Nico Muhly et d'instruments à cordes ou électroniques présents dans presque chaque chanson mais ne menaçant jamais le noyau des compositions d'une explosion cathartique qui aurait à coup sûr ruiné ce délicat ouvrage. Disque à l'allure faussement apaisée, "High Violet" est pourtant le plus sombre et agité de leur discographie. Misérablement entraînés comme l'eau à travers un siphon par leurs peurs et leurs frustrations, tiraillés comme jamais entre chair et esprit, les personnages, confessant eux-mêmes leurs troubles, essaient de composer avec la faillite du réel devant l'inévitable développement des simulacres, cherchent un Dieu dans un monde tentant vainement d'éjecter Sa présence pour mieux se vautrer devant des idoles moins exigeantes. Bataille spirituelle incessante dont les artistes nord-américains sont décidément obsédés (citons entre autres les oeuvres de Nick Cave, Tom Waits, Mountain Goats, Arcade Fire, Bodies of Water, Iron & Wine). La face sombre du groupe n'a jamais été exprimée avec une telle puissance parce que la lumière qui la crée n'a également jamais été aussi forte, finalement si crue, illustration parfaite avec la somptueuse "Conversation 16", dont les quelques minutes de la seconde partie font partie des moments les plus émouvants qu'ai écrit les Américains. Nageant en eau trouble mais dépourvu d'affectation, "High Violet" est l'album que l'on espérait recevoir du groupe sans oser le rêver. (popnews)
Il y a des disques qui vous emballent d'emblée et vous lassent très vite. D'autres qui séduisent en douceur, et dont on ne peut plus se passer. Alligator et Boxer, les deux précédents albums des New-Yorkais de The National, étaient de ceux-là. High Violet, leur successeur, ne va pas tarder à les rejoindre. Parce qu'on sait qu'à chaque nouvelle écoute on y retrouvera toujours un peu mieux son chemin, de la même manière que notre vision s'habitue progressivement à l'obscurité. Comme à l'accoutumée, le rock de The National, nourri des climats ténébreux de modèles anglais (Joy Division pour le chant grave et poignant de Matt Breninger, Echo and the Bunnymen pour le souffle romantique), est plutôt sombre, mélancolique. En évitant l'emphase qui déboule inévitablement sur les ronflants excès du rock héroïque (de U2 à Coldplay), The National s'en tient à ses paysages sonores en demi-teinte, à ses chansons au tempo moyen qui charrient ce sentiment de léger mal-être, de ne jamais se trouver là où on le voudrait, de s'accommoder péniblement d'un monde et d'un environnement oppressants. Comme pour se protéger, The National trousse ses douces mélopées avec une trompeuse apparence de modestie et de sobriété. Mais ses chansons hantées se révèlent vite autrement plus riches et touffues qu'il n'y paraît. Et, à l'image des discrets invités venus lui prêter main-forte (Sufjan Stevens, Justin Vernon alias Bon Iver...), le quintet prend délicatement possession de l'espace, nous enveloppe et nous transporte. (télérama)
Paris, 7 mai 2010. Ce soir-là, sous le toit en marshmallow du Zénith, deux géants du rock US indépendant confrontent leur génie lors d’un match amical. En tête d’affiche, les slackers quadra de Pavement flottent en dilettantes sur leurs hymnes lo-fi absurdes, la tête dans les nuages, en rupture radicale avec le groupe précédent. Car juste avant ces retrouvailles émues avec la bande de Stephen Malkmus, The National s’impose pendant une heure comme le pôle opposé de Pavement, l’image en négatif nimbée d’ombres et de fantômes. Si Pavement surfe sur des vaguelettes ensoleillées, un brin d’herbe entre les lèvres, The National préfère se jeter dans la houle déchaînée, au coeur d’un tourbillon abyssal. De leur nouvel album, on n’attendait donc pas des hymnes pastoraux pour gazouiller sur des collines verdoyantes, même si Sufjan Stevens y fait une apparition. Et ça tombe bien : High Violet démarre par des guitares déchiquetées, dans un écho de cathédrale hantée par la voix de baryton de Matt Berninger. En dehors de cette mise en bouche anxieuse, on note aussi certaines paroles de chansons qui feraient passer Ian Curtis pour Mika. Sur ce point, le disque commence très fort, avec des titres aussi légers que (dans l’ordre et traduit en français) : “Amour terrible”, “Douleur”, “Le Fantôme de n’importe qui”, “Peu de foi”, “Peur de tout le monde”. Ambiance. “Bizarrement, nous l’avons fait pendant une période très heureuse, assure Matt Berninger. Je suis conscient que ça ne s’entend pas forcément.” Si le groupe a l’habitude de composer du rock tendu et torturé, ancré dans les rues de Brooklyn, High Violet respire constamment à pleins poumons, là où les autres albums se contentaient de quelques déflagrations dévastatrices pour soulager la pression de la Cocotte- Minute (Available sur Sad Songs for Dirty Lovers, Mr. November et Abel sur Alligator). Et puis, en 2007, il y eut Boxer, chef-d’oeuvre cérébral tout en névroses noyées sous des taffetas d’arrangements soyeux. “Après un album aussi délicat que Boxer, c’était amusant de retourner à certains aspects plus fous, affranchis et cathartiques”, explique Matt. Ce qui frappe d’abord avec ces New-Yorkais, juste après la taille gigantesque du chanteur, c’est cette capacité à analyser en toute modestie leur propre oeuvre, à justifier le moindre choix dans l’écriture ou l’enregistrement, alors que l’on peine parfois à extirper à tant d’artistes autre chose que des laconiques “oui” ou “non”. Quand Aaron Dessner, songwriter avec Berninger, commence à raconter que ce cinquième album a été entièrement conçu dans son garage tout juste transformé en studio, on imagine facilement le défi titanesque : “Pour la première fois, nous n’avions aucune limite de temps. Le résultat est basé sur une multitude de textures denses. Les chansons très orchestrales comme England et Little Faith comportent un discret ensemble de cuivres, mais nous l’avons enlevé sur Conversation 16 : ça allait trop loin dans le côté épique. C’est bien beau de tenter toutes les expériences imaginables, mais le plus dur est de savoir quand s’arrêter.”La classe ultime : là où d’autres groupes se vautrent dans la surenchère, The National sait composer des hymnes fiévreux sans jamais tomber dans les ficelles du rock pompeux, ni même effleurer d’un cil le vulgaire. Le chant de Matt Berninger se veut plus mélodieux, moins grave, entre les plaintes de Stuart Staples des Tindersticks et la nonchalance de Morrissey. Des choeurs entrent en scène pour lui tenir compagnie :“La plupart des albums précédents parlaient d’un homme solitaire confronté à ses propres dilemmes, mais maintenant j’ai une famille, une petite fille qui a 1 an. Sur High Violet, l’homme a des responsabilités, un futur à prendre en compte. Il n’est plus seul mais entouré de sa famille, de la société. Il y a donc plusieurs voix qui viennent s’accumuler pour donner une perspective en panoramique.” C’est cette vision en plan large qui permet à The National de dénouer ses pelotes de nerfs. Largement à la hauteur des colossaux Boxer et Alligator, les majestés de Brooklyn trônent au sommet de leurs tourments – et de leur art. Elles ont plongé la tête la première dans le tourbillon et en ressortent indemnes, presque apaisées, en attendant la prochaine tempête. (inrocks)