Ça commençait bien pourtant : un lick de slide académique mais solide, basé sur une structure rythmique très conventionnelle type *St-Louis Blues*, une voix reconnaissable entre milles, puis le premier solo de l'album, qui ne s'est pas trop fait attendre (2 min 42 sec). Immédiateté de l'effet : l'économie de notes dans un solo de blues est à la fois l'une des clés de son efficacité et l'une des règles implicites du genre musical dont il est question ici. Clapton, évidemment, homme d'expérience et grand monsieur du style, sait parfaitement appliquer cela. Entre ce premier morceau « *Alabama Woman Blues* » et le deuxième « *Can't Let You Do It* », on sent que le boulot à l'air d'être assez bien fait : c'est carré, propre, bien produit. A défaut d'avoir quelque chose à dire, Clapton démontre qu'il veut que son disque soit bien fait, il fait le job quoi. Il y a même quelques bonnes idées : un accordéon qui se marie assez bien avec le reste des instruments, des chœurs féminins discrets apportant une couleur assez chaude, et cette tonalité *laid-back* (un peu à la « *Harvest* » si l'on veut), que les musiciens américains réussissent si souvent à donner à leurs disques, comme s'ils avaient gratté de leur guitare dans un rocking-chair, l'air de rien (dans le genre de J.J Cale).
Problème... « Académique » ou « conventionnel » dis-je plus haut pour qualifier ce cru 2016. C'est cela même... Clapton a souvent été terre-à-terre et finalement continue de l'être ici : l'aspect « slow » du morceau suivant, « I Will Be There », ennuie. Il semble même se dégager de la musique une lassitude, une emphase que l'on peut percevoir dans un ton et des accents légèrement reggae, clairement de trop ici. Juste économie des notes de guitare ...sauf qu'ici un solo bien gras chargé en testostérone aurait tout flanqué par terre, mais l'homme aurait recouvré une dignité depuis longtemps perdue. Et quelle désolation (et tristesse) que d'avoir le sentiment que la fougue engagée par les deux premiers morceaux de l'album soit d'emblée cassée, rompue, noyée, dès ce troisième morceau peu inspiré, et peu inspirant. Le caractère réchauffé du suivant, « Spiral » n'arrange rien à l'affaire. On a le sentiment que c'est un disque pour les vieux, ou que rien ne sonne "neuf" dans cette affaire. C'est que Clapton est vieux lui aussi. Heureusement qu'il n'essaie pas d'être autre chose que ce qu'il est : en quelque sorte, un bluesman sachant tâter du manche (ça, ok) vieux et chiant (mais ne me méprenez pas, c'est affectueux). Franchement, Clapton, dans le paysage musical actuel, avec tout ce qui sort de bon, fait office de vieille statue légendaire un peu délabrée dont il faut parfois dégager les mauvaises herbes et couper le lierre, au risque de se faire étrangler. C'est que l'homme peut nous rester en travers de la gorge.
Un bon morceau de blues devrait donner à tout guitariste l'envie de prendre sa guitare pour accompagner les paroles, apporter sa "blue note", et improviser tranquillement pour s'oublier. C'est presque le cas avec « Cypress Groove », morceau agrémenté de cet accordéon décidément bienvenu qui renvoie à l'excellent album de Dylan, « Together Through Life » (2009). Mais on ne retient pas ici un de ces solos mémorables qui aurait permis de rendre le morceau mémorable.
« Little Man, You've Had A Busy Day », par instants jazzy, semble avoir été composé pour le générique de fin d'un film d'animation des studios Pixar. Je disais qu'un bon morceau de blues, selon moi, doit me donner envie de saisir ma guitare pour participer à la fête. Sauf que si le morceau me donne envie de regarder « Toy Story », ça m'interroge...
Il faut attendre « Stones In My Passway » (ou, plus loin encore « Sombedoy's Knokin' ») pour entendre ce qui m'a tout l'air d'être le meilleur morceau de l'album : un riff à la Elmore James, au grain authentique, vieilli, dont les anciens comme Skip James avaient le secret. Là, par contre, c'est terriblement sexuel, et plus honnête peut-être, en cela que la voix de l'artiste prend une autre tournure, moins formatée, comme si Clapton était plus détendu ou relâché, et plus "lui-même". Le solo qui s'en suit, inspiré, balaie les quelques fadaises précédentes dont l'album regorge. Et là enfin, vous l'aurez deviné, j'ai envie de prendre ma guitare.
Finalement, avec un « I Dreamed I Saw » trop tardif qui rappelle le folk boisé de The Band qu'Eric « Slowhand » a toujours admiré, cet énième album remplit son contrat : c'est un disque d'assez bonne facture, propre, bien qu'assez ennuyeux, parfois clairement chiant, mais doté de quelques (rares) moments de grâce. C'est aussi l'un de ces albums pour rouler, sans être pressé (!), mais qui peut renvoyer à ces escapades mythiques sur des routes droites à perte de vue, crevant un horizon rougeoyant le ciel de l'ouest. Et puis il y a l'homme, le fameux Clapton qui donne l'impression qu'il est à deux doigts de Reinhardt de passer le médiator à gauche avec « I'll Be Allright », ou à tout le moins, qu'il est grand temps de faire passer le flambeau, parce qu'on a quand même la douloureuse impression qu'il joue autant avec une guitare qu'avec un déambulateur. Je n'y vais pas de main morte, mais il faut dire que j'ai quand même l'impression que le prince Eric ne s'est pas trop sorti les doigts du cul sur ce coup là. Il aurait été plus juste que le disque s'intitule "I Can't Do" plutôt.
Vivement sa retraite ou bien ...oui, c'est la solution de l'autruche ...ressortez les vinyles de "Layla and other assorted love songs" ou "Disraeli Gears" autrement plus palpitants, pour garder une image plus respectueuse du héros. Qu'il est facile et convenu de faire le déçu, le nostalgique, alors que je savais très bien que je ne pouvais pas attendre grand chose du nouvel album d'un Clapton de 71 ans. Je peux aller écouter le nouveau Dylan sans arrières-pensées maintenant, ou reprendre la (délicieuse) dernière galette, dans un tout autre style et plus excitante, de notre pape Iggy.