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Album de Bruit Noir (2019)

Quelques mois plus tôt, on demandait à Bruit Noir d’écrire un morceau, un morceau sur l’Imposture. Selon Pascal Bouaziz, accepter d’écrire le morceau était faire preuve de « fausseté, inanité », etc etc comme il disait. Naturellement, il accepta.


Le résultat fut terrible. Une mise en abime sur la condition d’artiste, et plus loin que ça, sur la condition humaine. La possibilité de faire quelque chose de vrai, de ou plutôt l’incapacité de sortir de la « petite imposture personnelle ». Longue litanie sur fond d’une note de piano répétée lentement, et d’un larsen de guitare qui explose par intermittence (Une Vie, Programme, quelqu’un ?). On sentait déjà un album plus impitoyable que le déjà difficile, malaisant I/III, qui salissait irrévérencieusement la province, la manifestation, plaignait par l’humour le plus désespérant qui soit la petitesse, l’écrasement de l’homme par une société trop grande, trop étouffante. C’était la répétition à coup de batterie en saccades, et de cuivres dézingués, et toujours la voix de Bouaziz en crachats.


On avait alors laissé Pascal sur son faux suicide, son faux adieu d’imposteur, tout en sachant que lui et Jean-Michel Pires allaient remettre le couvert, c’était annoncé.



Trilogie Bruit Noir, acte II. Encore un album pour que dalle.



Bouaziz est désespéré et vilain. Sous les paroles, on croise autant l’humour du désespéré que l’aigreur - le faux du vrai se démêle moins facilement. Et il rêve pourtant encore. Il rêve de Succès, et pour ça continue ses gestes d’impostures : la folie du geste de sortir un album, encore répété, pour un « parisien, chanceux de la vie ».


On écoute ça un peu amer. Les bpm comme un cœur à l’accéléré, on repense à Suicide, quand toute la crasse de l’insuccès de Bouaziz se répand dans cette façon misérable (et tout à fait désopilante, lorsque les comparaisons se font exagérément absurdes, les disques sont de papier-crépon, Bruit Noir est coup de cœur du blog à ta sœur). Plus qu’amer, le dégoût se généralise sur une introduction implacable : la profession est à descendre figurativement, les artistes qui continuent d’écrire sont des survivants, et prennent tout. Sauf, ironiquement, les « merci d’exister ».


Le bruit et le noir : les field-recordings de métro, symbole tout significatif de la routine, de la répétition nauséabonde, de la perte totale d’unicité, de personnalité, servent d’interludes où l’on glisse quelques banalités mordantes. Comme une souillure supplémentaire sur un album qui ne fait rien pour accueillir les oreilles curieuses, et même plus, espionnes, des auditeurs.


Pascal connaît sa carrière, alors il sait revenir sur ce qu’il a pu dire : c’est ainsi qu’on arrive sur Paris, en réaction à la province dégoutante du premier album. Mais peut-être que finalement Paris c’est pire. Paris, comme disait Daniel Darc, ville de merde. Bouaziz passe tout au hachoir : c’est la musique du vieux morceau de Taxi Girl qu’on reconnaît, dans une version déformée, dézinguée, troublante : un format de pop qu’on maltraiterait pour en faire quelque chose de dérangeant, à la manière des reprises de Light My Fire ou d’Hey Jude par The Residents. Quand aux paroles, tour à tour Bouaziz rend un hommage - toujours trouble, car rien n’est simple chez Bruit Noir - à Daniel Darc, « diamant » qui s’est cassé « comme du verre » à Paris, tout en attaquant tous venins sortis la saleté de Paris, les traces mal vécues du grand capital, qui lacèrent Paris, ville « lumière des embouteillages la nuit ». Bouaziz se projette dans son rôle de dictateur mondial, et sèchement interdit sans jamais y croire la vulgarité, les parisiens, Paris dans… Paris.


Le dégoût se poursuit, dans une forme plus universelle : de Paris, on est passé à l’Europe, vieux rêve dépassé, qui s’est transformé en cauchemar ; l’Europe qu’on a imposé aux peuples pour servir les puissants, l’Europe comme une forme de moule où la différence des pays est gommée - c’est du déjà-dit, c’est du déjà-pensé, et Bruit Noir revient enfoncer le couteau dans la plaie ; batterie plombante à la réverbération exagérée, rares plaintes de l’orgues comme tout refrain, comme une litanie de supplicié, sur les seuls mots de « L’Europe » noyés en échotant de manière dérangée. L’amitié organisée, est-ce encore seulement de l’amitié.


De l’Europe, on passe - plus tard - aux animaux sauvages, aux collabos et à 1967. De façon encore plus acharnée. Bouaziz ne pardonne jamais. Tour à tour on souhaitera que les êtres humains ne passent pas, alors que d’une entrée en nappes accueillantes, on évolue vers des sonorités industrielles, on repense à l’Enfer Tiède de Programme, alors que les mots de Bouaziz entrent en collision avec les tapements de fond. Le dégoût gagne encore en ampleur, on se surprend de la beauté animale face à la laideur humaine, qu’il faudrait éradiquer. On ne se surprend même plus de parler de l’espèce humaine comme d’un cancer généralisé. Pascal se met à parler des foules avant de parler des personnes, et c'est peut-être ce qui gêne le plus : alors qu'on voudrait dire notre "je ne suis pas comme ça", on est inscrit dans les gens détestables, dans la longue liste des choses vilaines par Bruit Noir.


L’inconfort se veut permanent, quand la stabilité des rythmiques se voit perdue pour l’accélération abrutie des « Collabos », rappelant le « Capitalisme » des Sciences Politiques de Mendelson ; Bouaziz ne cherche même plus la phrase, lâche des comparaisons déraisonnables et sous lesquelles il cache toujours une forme de vérité intérieure - la bousculade comme moyen de rester vivant, comme moyen d’encore « repousser les limites ».


A une époque où la politique dominante en France perd petit à petit toute dignité humaine, Bouaziz fonce dans le tas sans grande subtilité - ce n’est pas son but, il n’a plus peur de « passer pour un vieux con » comme il dit - afin de montrer la saleté, la nuisibilité ; afin d’en réagir pour en extraire la beauté. Pour retrouver la dignité. Pour s’en sortir, il faut l’humour le plus mordant, le plus franc - car il en faut, pour accepter de se voir infliger une liste de noms « disparus » qui manqueraient à l’art - « qu’est-ce qui reste, à part moi ? » - sur l’indigeste 1967, le dégoûtant. Par le prisme de ces extraits, ce deuxième album peut paraître alors être largement celui du dégoût.


Bruit Noir, n’y a-t-il donc rien d’élégant à y garder ?


Si, car malgré la laideur, l’aigreur, pourtant, pourtant il y a la bulle de l’Amour.


Car il y a ce recueillement et cette acceptation terminale : Pascal, ce pince-sans-rire accepte finalement de partir, car après tout « des choses vivent sans moi » disait-il autrefois - et pour partir, il retrouve l’apaisement, la beauté. Sur des nappes abstraites et douces, qu’on croirait sorti de la « Disruptive Muzak » de Sam Kidel, Bouaziz lentement, faiblement se résigne. Repense au proche, à l’humain cette fois, et au mal qu’on fait. Toujours les questionnements, les « comment on élève », et se laisser prendre le large, en pensant aux noms, aux gens. Petit à petit. On se laisse disparaître. C’est le brouillard. Plus de concentration possible réellement. La disparition comme un apaisement. Bonne nouvelle, bonne nouvelle.
En attendant, plus que jamais on se rappellera que « le rire est la politesse du désespoir »




Ce qu’il reste encore.



Il y a un morceau dont j’ai voulu parler plus tôt, et que je me suis finalement permis de réserver, comme une volonté de garder encore un peu de beauté, de splendeur pour la fin. Garder quelque chose de vivant. Ceux qui me connaissent un peu savent déjà à quel point Pascal Bouaziz m’a déjà ému, sa façon de parler doucement, avec un regard faussement naïf sur ce qu’on a presque tous connus, les ruptures, les abandons, la solitude et le désespoir le plus total face à ce monde qui va trop vite, face au libéralisme forcené qui méprise les faibles, sa façon de rappeler l’existence de cette « force quotidienne du mal » qui nous unis. Mais cette émotion fleur-à-peau du transpercement intime restait du côté de Mendelson, là où Bruit Noir ne faisait que me faire rire jaune donc - et apprécier une musique sans arrangement, sans compromis, pas si loin de This Heat ou Suicide.


Mais cette fois, il y a donc - déjà le « Partir » évoqué plus haut. Mais. Mais surtout Romy, où la batterie s’est effacée presque entièrement, vient juste marquer la marche du morceau, comme une marche du temps, et que le fond sonore n’est qu’un long bourdon qui se répand, grimpe, s’épaissit. Et là, miracle de l’écriture, de l’art, de la musique. Bouaziz évoque les sourires et la beauté de la manière humaine du doute, de la répétition, de la comparaison flatteuse et unique du « pour moi ». Pascal admet ses faiblesses devant le départ potentiel de sa femme, et souhaite uniquement le bonheur. « Si t’es heureuse, alors ça ira » - poursuivit par un « pour toi » répété en s’essoufflant, comme un doute sur sa capacité à suivre. C’est cet échange intime du « pour toi » et du « pour moi » qui se poursuit au long du morceau, où Pascal observe son propre décrépissement, reconnaît le drame du couple, et enfin espère avoir le courage absolu : « Le courage de Deleuze. Celui de Romain Gary. », l’euthanasie « Pour toi, pour toi » comme simplification de la fin d’un couple. Comme acceptation de sa fin à soi.




J’espère alors : si cet album est celui du dégoût (de soi, des autres, de la politique, de la beauté perdue), peut-être le prochain sera celui de l'amour, qui est peut-être bien la seule manière de ne pas être tout à fait une imposture.

Rainure

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