L’imposture.
Quelques mois plus tôt, on demandait à Bruit Noir d’écrire un morceau, un morceau sur l’Imposture. Selon Pascal Bouaziz, accepter d’écrire le morceau était faire preuve de « fausseté, inanité », etc...
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le 30 janv. 2019
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Après une échappé solo (Haïkus) et un premier effort livré en 2015, le chanteur de Mendelson s’associe à nouveau avec Jean-Michel Pirès pour livrer un nouveau pamphlet envers et contre tout. Pourtant, derrière ce tableau d’une rare obscurité, transparaît comme une forme de lumière, lueur d’espoir au fin fond des ténèbres.
Cela fait plus de vingt ans que Pascal Bouaziz dynamite la scène française par ses textes incisifs et ses formats audacieux, à l’image de la chanson-fleuve Les Heures, sur le cinquième album éponyme de Mendelson, sa formation initiale. Si le groupe est toujours en activité, l’homme derrière cet univers n’a cessé depuis de multiplier les projets annexes, à l’image du premier disque de Bruit Noir, I/III, paru à l’automne 2015 et dont la marque au fer rouge réalisée sur ses auditeurs reste aujourd’hui encore incandescente. Discrets, à part, exigeants, les projets de Pascal Bouaziz semblent malheureusement ne trouver une résonance que parmi un public restreint, une poignée de convertis qui auront depuis eu du mal à trouver satisfaction dans la scène aseptisée de la chanson et du rock français. Pourtant tout est là : de l’intelligence, de l’humour (très très noir) et une sincérité désarmante, à fleur de peau, qui joue avec nos nerfs comme nos névroses.
Moins vaste et ambitieuse que celle de Mendelson, la musique de Bruit Noir se veut en revanche plus spontanée, plus directe, plus crûe aussi. Les lourdes ambiances post-punk du premier opus semblent avoir laissés places ici à une forme de musique ambiante minimaliste, nimbée de reverbs et d’échos mais d’une grande précision, mélancolique et nuancée.
Sur ces paysages sonores désolés se pose alors la voix toujours plus lointaine et marmonnée de Pascal Bouaziz, spokenword tétanisant qui ferait presque passer Michel Cloup pour un joyeux garçon. Derrières ces confessions impudiques, agissant comme un véritable exutoire, une sorte de psychothérapie publique pour le chanteur comme son auditoire, fruit d’un cerveau malade, ou plutôt bien portant mais vivant dans une société dégénérescente. Ponctués par des interludes servant de trame narrative raccord avec la pochette (de M1 à M10, comme autant de stations métros à parcourir au fil de ses pensées plus ou moins mortifères), les sept morceaux phares du disques sont autant de coups de couteau à la bien-pensance que de rappels de ce que peut-être, quand elle le veut bien, la puissance de la langue, de l’esprit critique et de la pensée.
D’emblée, en moins de 5 minutes chrono, Le Succès donne un aperçu assez exhaustif de ce qu’est la vie d’un individu cherchant encore à vivre de sa musique en 2019. Radical, ce premier morceau ne sera que le début d’un long épinglage en bonne et due forme de tout ce qui semble dysfonctionner dans la sphère artistique, culturelle et médiatique.
Au fil du disque, tout le monde en prend pour son grade : les journalistes, les festivals, les institutions culturelles, le public, l’Europe, les actrices françaises (certaines), les politiciens, les réseaux sociaux, les start up et autres multinationales et parfois eux-même, à l’image Des Collabos, comptine nihiliste à la manière de Putain ça penche de Souchon, la légèreté en moins. Si vos amis s’émerveillent encore devant le Suicide Social d’Orelsan, alors dites leurs qu’ils n’ont encore rien entendu.
Après s’être particulièrement acharné sur La Province dans son disque précédent, Bruit Noir s’évertue ici à déconstruire le mythe de Paris et de son cachet historique de ville bohème. L’occasion de rendre hommage à la chanson phare de Taxi Girl.. et d’égratigner sévèrement Daniel Darc et ses penchants auto-destructeurs, écornant alors l’image que ce dernier a acquise en accédant à la postérité.
Du jugement, il en est grandement question sur le disque. D’ailleurs, Pascal Bouaziz semble posséder un certain ego, une forme d’assurance pour définir ce qu’est la vertu, le bien, le mal, le progrès, la décadence, surtout la décadence. C’est dans cette mise en abyme, à la fois drôle et dérangeante, que se jonche un humour grinçant, sombre et amer. Jonglant entre cynisme, sincérité et millième degrés permanent, le jeu de déconstruction entamée avec le précédent opus atteint ici son paroxysme : une forme d’anarchie de tons, de pensées et d’idées qui glace le sang autant qu’elle enivre.
Et puis, soudain, après une première partie plus plombante que jamais, la lumière, ou plutôt une brèche : celle de la nostalgie, qui parvient encore à émouvoir et garder espoir en ce qui est, ou plutôt ce qui fût. Avec Romy, Bouaziz nous rappelle que l’Art peut encore être une valeur sûre, et le voilà lancée dans l’énumération une pléthore de noms, de références, tant cinématographiques (au hasard : les films de Claude Sautet, La Planète des Singes, Fantastic Mr Fox) que littéraire en convoquant même le surfeur d’argent (!) comme symbole de la prémonition et compréhension de la fin de l’humanité. Admettons.
Les animaux sauvages offre également une très belle respiration, débarrassée de la question de l’homme et plus Nietzschéenne que jamais certes, mais on rêverait presque, nous aussi, de voir ces animaux évoluer dans la contrée maudite de Tchernobyl.
Entre Plutarque et Tarkovski, Bouaziz prend même le temps de s’interroger sur le sens de ce déluge de noms et de références, de l’intérêt de “repousser les limites”, pour lui comme pour l’auditeur. Mais le pic d’émotion du disque, jouant sur le côté réac et “vieux con” de son discours, reste 1967. En citant les noms des plus grands artistes du XXe siècle, il dresse un constat édifiant de ceux qui manquent désormais à l’appel, en tenant Pasolini pour dernier des géants, celui après lequel il n’y aurait plus jamais eu de véritable régénérescence. Dur.
Sur Partir, sa plume se fait plus sincère que jamais, on y décèle presque une once d’optimisme, interrogeant les questions de transmission, de rapport entre la vie et la mort, de l’incapacité à vivre mais plus encore de mourir, à la façon du Loup des Steppes d’Hermann Hesse. Un beau final avec une dernière station de métro, annoncée comme “bonne nouvelle”.. même si ce n’est pas là que Bouaziz descendra cette fois encore.
Alors non, ce disque n’est pas “moins bien que le premier”. Il est juste différent, tout en continuant dans sa percée, brossant au scalpel une société malade et des rapports humains décadents. Bouaziz ne va pas mieux ? Nous non plus. Névrotique, forcément, mais non dénué d’humour ni d’espoirs, il faudra juste creuser un peu. “Encore un album pour que dalle” ? Surement. Mais cela vaudra au moins ce “coup de cœur dans le blog à ta sœur”, à défaut de pouvoir vous asséner un “merci d’exister” comme tout bon admirateur qui se respecte.
Inutile de sauter de joie donc, Bruit Noir est de retour et c’est déjà beaucoup.
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le 2 févr. 2019
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