In Absentia par Benoit Baylé
Les dithyrambes glorifiantes, trop peu nombreuses, accordées à Lightbulb Sun (2000) n’empêchent pas Steven Wilson et ses comparses se songer à une nouvelle manière de penser leur art. Essentielle, l’arrivée bienvenue de Gavin Harrison en remplacement de Chris Maitland apporte un nouveau souffle au groupe, souffle dès lors métallisé et durci par sa rude culture metal. Parallèlement, Steven Wilson collabore avec Opeth sur Blackwater Park (2001), œuvre sombre et violente souvent vantée comme l’une des plus réussies du combo suédois. Ainsi, lorsque Porcupine Tree entre en studio pour l’élaboration du successeur de Lightbulb Sun, c’est avec la pernicieuse envie de quitter peu à peu l’ataraxie psychédélicoprogressive pour se tourner vers une brutalité plus proche d’un metal progressif sous diazépam. La comparaison avec, au hasard, les ridicules patriarches de Dream Theater s’arrête ici, car il ne s’agit pas pour le groupe anglais de singer, à l’instar de ses compères américains cités ci-dessus, des compositions techniquement stériles et émotionnellement dénuées de toute inventivité. Certes, l’arbre aux porcs-épics évolue et bourgeonne de nouvelles feuilles, mais ces dernières ne sauraient être complètement étrangères à celles, déjà fanées, des années précédentes. L’héritage progressif est loin d’être oublié et les influences chères à Steven Wilson et Richard Barbieri sont toujours célébrées ; elles se voient juste légèrement réduites au profit d’une vision à la fois plus pop et plus brut du genre. En s’ouvrant aux portes du metal, le groupe s’offre ainsi une profondeur musicale inédite.
Là réside l’intelligence des concepteurs d’In Absentia : il ne s’agit pour aucun d’eux de sombrer dans la caricature des genres qu’ils abordent, mais plutôt de révéler quelques-unes des facettes les plus profondes de chacun d’entre eux, ce grâce à une subtilité sensible, à l’apparence illimitée. « Lips Of Ashes » en atteste. D’une profondeur abyssale, sa production dantesque réveille, au rythme d’arpèges enchanteurs et d’harmonies vocales au-delà du réel, les plus mélancoliques des rêveries. Plus travaillées, plus affirmées, plus entêtantes, les lignes vocales soulignent la volonté de Wilson de se permettre une exposition plus importante sur la scène progressive internationale. D’ailleurs, d’un point de vue strictement formel, les caractéristiques du genre se voient légèrement omises : les chansons excédant les huit minutes sont évitées, les concepts fumeux dans les titres des morceaux sont dispensés, l’artwork Moyen-Âgeux est épargné. Or, à l’écoute de la magnifique « Gravity Eyelids », mellotron, changements rythmiques et explosions guitaristiques permettent de garantir avec certitude la teneur strictement progressive de l’œuvre, tout en reléguant avec malice tous les pseudo-maîtres du metal progressif au rang de sympathiques ringards. Aucun d’eux, qu’il s’agisse par exemple des inévitables Dream Theater ou des plus planants Pain Of Salvation, aucun n’arrive à la moelle de Porcupine Tree sur In Absentia en terme d’intensité du jeu metal. Ils ne sont pas les meilleurs techniquement, et pourtant…
L’aspect pop se voit lui disséminé ça et là dans l’ensemble de l’œuvre. Le contraste entre la douceur de la voix de Wilson et les guitares sporadiquement furieuses et criardes permettent une mise en abîme tout simplement mirifique. De profondeur, de subtilité, de puissance et de poésie, « Blackest Eyes » en est l’incarnation parfaite. Introduction idéale de l’album, le morceau le résume à lui seul. Les ballades rigoureusement pop parsèment l’œuvre de leur joyeuse naïveté, toujours dans un but de contraste avec les sonorités plus métallisées. « Trains » est à ce titre un morceau imparable, à l’envoûtement immédiat, délicieux dans sa construction en crescendo, son riff acoustique et ses paroles gaiement nostalgiques. De textes d’exception, In Absentia n’en est pas dépourvu et permettront à l’anglophone d’apprécier certains engagements et autres pensées de Wilson, comme la réflexion sur la musique contemporaine en pleine détérioration de « The Sound Of Muzak ».
Restent cependant quelques faiblesses, parmi lesquelles « Wedding Nails », au riff certes plaisant mais trop étendu sur la longueur pour réellement convaincre, ou encore « .3 », plus chétive que le reste de l’album, malgré son orchestration ambitieuse. Ces petits défauts n’empêcheront ni le néophyte ni le chevronné à apprécier à leur juste valeur les exemples de beauté magistrale que sont et resteront par exemple « Prodigal » et son riff électrique relevant du génial ou le piano-voix intimiste de « Collapse Light Into Earth ». Une fois de plus, Porcupine Tree confirme son statut d’espoir premier du rock progressif mondial, et même, depuis In Absentia du metal progressif. Trois ans plus tard, quand l’aile morte s’échouera sur le genre, il en sera le maître incontesté.