Le venin de l'âme
Comment un groupe de musique de la carrure d'Opeth peut-il continuer de fournir des albums aussi riches et inspirés après 30 ans de carrière, 12 albums dont presque autant de classiques. Ces Suédois...
le 17 nov. 2019
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Comment un groupe de musique de la carrure d'Opeth peut-il continuer de fournir des albums aussi riches et inspirés après 30 ans de carrière, 12 albums dont presque autant de classiques. Ces Suédois ont façonné le monde du death metal progressif, puis ont tenté et réussi un tournant houleux vers le rock progressif à la fin des années 2000. Depuis, ils tiennent une forme olympique, dans leur nouvelle mue assumée. Alors que Pale Communion sonnait comme l'apogée de leur alambique musical, Sorceress marquait leur son d'un pierre plus sombre et teintée d'un Heavy Psych bien retro, une oeuvre un peu inégale par moments aussi (quelques creux). La bande à Mikael Åkerfeldt, frontman très charismatique, bon-enfant un brin mystérieux, a semble-t-il davantage mûri cet effort.
In Cauda Venenum est le projet le plus ambitieux du groupe, une sorte de concept-album sur l'enfance (de Mikael mais pas que), de sombres secrets païens aux volutes toujours aussi mélancolico-gothiques. La pochette de Travis Smith met dans l'ambiance : grandiloquence et sombre décadence. L'album est proposé en langue suédoise et anglaise, la première étant celle conçue et pensée pour l'album alors que la seconde est davantage une commande de Nuclear Blast sensée rassurer les fans les plus réac. Un conseil : privilégiez vraiment la mouture Suédoise, elle sonne biiiiien mieux que son homologue anglo-saxonne, le timbre de Mickael y est tellement plus chaud et habité, les courbures du suédois se marient parfaitement aux instruments ... bref, c'est frais et terriblement prenant (et pour ceux qui veulent biter les paroles, allez voir la traduction !).
Bon, allons y : l'album est une claque énorme. De titre en titre, il forme un art totalisant qui vous fera passer par à peu près tous les stages de l'émotion musicale, avec un dynamisme et un esprit rock que l'on n'avait pas vu chez Opeth depuis l'immense et crépusculaire Watershed (2008). Opeth a pris des risques tout en s'éclatant, et ça se sent. Dès les premiers accords du magistral Livets trädgård, le doute se dissipe : la patte d'Opeth sera toujours aussi présente, avec leurs accords brisés et méchamment ténébreux, leur folk-orientalisant mâtiné d'une lyrisme presque kitsch (mais jamais kitsch, sauf peut-être à leurs débuts !). L'équilibre entre ombre et lumière, acoustiques et distorsions, est une des facette emblématique d'Opeth, depuis toujours. Ici, elle semble toucher à une sorte de perfection, chaque morceau possède et distille une colère et un amour qui s'imbriquent, se répondent, raisonnent entre eux de manière presque irréelle.
La production a été partagée entre Åkerfeldt et Stefan Boman. Organique et pourtant limpide, elle dessert totalement des compositions toujours aussi complexes, met en avant les nombreux arrangements - passages orchestraux, chœurs, nappes de vieux claviers, dialogues incrustés et bien creeeeeepy. Une mélancolie un peu angoissante, parfois lumineuse, plane sur tout le disque et laisse libre cours à des fantaisies jazz (le langoureux Minnets yta et l’hypnotique Banemannen), des pulsions opera-rock (Svekets prins ou Ingen sanning är allas, deux monuments à eux-seuls). La noirceur métallique du band est toujours là, lancinante, et éclate parfois en rythmiques difformes (le presque Messhuggesque Charlatan). Les balades sont réfléchies, chaque mélodie fait mouche et nous tire parfois des larmes tellement on aimerait qu'elle dure encore et encore.
La maîtrise technique est irréprochable, chaque membre a une maîtrise astrale de son instrument, aucune partie n'écrase une autre, ce qui est très délicat quand on propose une musique aussi foisonnante et protéiforme que la leur. La basse de Martín Méndez tapisse avec maestria les rythmiques éclatantes de Martin "Axe" Axenrot derrière ses fûts (quel tact pour un batteur de death !), tandis que Fredrik Åkesson se fait plus plaisir que jamais sur des solis blues ou du sweep carrément heavy-metal. Les claviers de Joakim Svalberg sont à l'honneur aussi, ils portent les guitares et la voix avec justesse, soulignent sans jamais grimacer. Certains morceaux, comme Ingen sanning är allas ou Svekets prins, sonnent dores et déjà comme des classiques, alors que Allting tar slut clôt l'album avec un grincement sombre et triste digne d'un Faith in Others.
La présence d'éléments symphoniques (surtout de cordes) étoffe le son et apporte un grandeur vraiment pertinente. En fait, aucun élément n'est là en fioriture, chaque ligne mélodique trouve ses marques et son point de chute, créant ce sentiment de tout. Le chant de Mikael Åkerfeldt est hanté comme pas possible, on oublie totalement l'absence de ses illustres growls (hé oui, faut s'y faire). Opeth n'a pas besoin d'une carapace "death metal" afin de sonner sombre ou "heavy" : In Cauda Venenum est son oeuvre la plus sombre sûrement, et ne manque pas de piment, pourtant elle ne tombe à aucun moment dans les clichés passéistes ou le fan-service à deux balles.
Bref, Opeth a bel et bien réussit un exploit, un de plus, celui de pondre un chef d'oeuvre de rock progressif à la hauteur de Pale Communion ou de Blackwater Park, renouant avec l'âge d'or du genre (1968-75 en gros). Sans pâlir, je pense bien pouvoir poser un jour cet album avec les grands ténors du genre, Genesis, King Crimson and co.
Exigeant mais facile d'accès (nul paradoxe n'est à l’abri d'Opeth), In Cauda Venenum devra bien décanter dans les oreilles néophytes ou amourachées. C'est l'album le plus sage, réfléchi, varié, enjouant et fiévreux de toute la carrière du groupe. Le venin qu'il distille dans l'âme est d'une beauté rare.
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le 17 nov. 2019
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