Anamorphosée avait déjà été en son temps un disque charnière dans la carrière de Mylène Farmer. Celle-ci prend encore un nouveau tournant avec Innamoramento, marqué par la réintroduction du thème de la religion, sous sa forme la plus lumineuse : mysticisme, élévation, développement personnel... "Réintroduction", car auparavant, ce sujet était déjà l'un des favoris de la chanteuse, sauf qu'elle en explorait plutôt le côté obscur. Quoi qu'il en soit, elle n'aura de cesse de le décliner dans ses albums suivants, avec plus ou moins de réussite.
Il suffit de regarder la pochette du CD, aussi énigmatique qu'un tableau de Magritte, pour savoir à quelle musique on va avoir affaire, et aussi pour comprendre que Mylène Farmer s'élève au rang de déesse intouchable, plus ou moins consciemment : mi-ange, mi-oiseau, mi-apparition, entre ciel et mer, seule au milieu d'un océan de pureté. Ce comportement de déification, propre à toutes les grandes stars un peu mégalo, a le don d'agacer. Mais il faut bien avouer que le plus énervant là-dedans, ce sont les retombées de cette attitude sur les fans hardcore, qui ont la mauvaise habitude de prendre ça au premier degré... Bon, mieux vaut ne pas raviver ce genre de débats.
Alors trêve de digressions, passons à l'essentiel. Pour ma part, j'ai appris à apprécier Innamoramento avec le temps, en particulier grâce à l'harmonie entre la musique et la voix, très en forme sur cet album. Et justement, on commence avec du très lourd : "L'amour naissant", peut-être le meilleur morceau, avec ses choeurs célestes et sa flûte aérienne, qui semblent nous parvenir d'un paradis caché. Véritable reflet du packaging du disque, évoqué plus haut, cette chanson est un régal pour l'imaginaire et captive immédiatement. "L'âme-stram-gram", insidieusement sombre, d'une schizophrénie mêlant subtilement pulsion morbides et sexuelles, vient nous rappeler que Mylène Farmer n'a pas encore chassé tous ses démons... La "déesse" est-elle véritablement bienveillante ? Ne possède-t-elle pas encore une part d'ombre ? Une réussite.
Pour parler symboliquement, le reste de l'album évoluera sans cesse entre ces trois sensations colorées : le bleu (eau), le blanc (air) et le noir (profondeur, obscurité), l'une prenant le pas sur les autres suivant la chanson choisie. Pour l'heure, "Pas le temps de vivre" permet à la divinité Mylène de redescendre de son piédestal (ou de sa cage, c'est selon) : interprétation raffinée, charge émotive forte et sincérité en forment le trio gagnant. "Dessine-moi un mouton" arrive alors un peu brutalement, à contre-courant, comme si l'ovin enragé, porté par les guitares saturées, s'était échappé de l'enclos d'Anamorphosée. Une sorte de réminiscence étrange, hommage nerveux à Saint-Exupéry, qui n'en demandait sans doute pas tant. Heureusement, pas de quoi détériorer l'atmosphère de l'album, puisque "Je te rends ton amour", obsessionnelle et abyssale, nous y replonge sans tarder, notamment grâce à un texte faisant un parallèle "amour / peinture" des plus intéressants... Et Mylène redevient inaccessible, une représentation de la féminité toute-puissante. Ce que vient confirmer le titre suivant, "Méfie-toi", plaidoyer pour la force de l'esprit, l'équilibre intérieur et l'estime de soi ("Vierge iconoclaste / Dieu que l'icône est classe").
A l'image de "L'amour naissant", "Innamoramento" nous entraîne dans les nuages, mais sous un ciel plus chargé et orageux, voire étouffant, à l'horizon voilé. Paroles et musique sont toujours de qualité. "Optimistique-moi" nous refait le coup de "L'âme-stram-gram", mais de manière plus sèche et plus malsaine, considérations incestueuses et amour ne faisant jamais bon ménage. "Consentement" est plus subtilement provocatrice mais reste tout aussi fiévreuse, éclipsant quelque peu un "Serais-tu là ?" sympathique, mais trop sage en comparaison. Puis soudain, une violente plongée dans les tréfonds de l'âme avec "Et si vieillir m'était conté", qui s'impose sans nul doute comme le morceau le plus ténébreux, et nous fait voyager dix ans en arrière. On y retrouve une Mylène Farmer que l'on ne pensait plus jamais revoir, envahie par le désespoir, la solitude et la langueur. Une chanson que l'on peu qualifier de déchirante.
Dommage, alors, que "Souviens-toi du jour..." ait été placée à cet endroit sur le disque (trop positive). Mauvais choix, car la transition avec "Mylenium" aurait été un must. Ce titre referme l'album à merveille, avec ses airs d'incantation, sa langue d'un autre temps, son rythme tribal et ses sonorités inquiétantes. Et il faut avouer que le jeu de mots, à l'aube du vingt-et-unième siècle, est bien trouvé. Sans qu'on s'en aperçoive vraiment, "Mylenium" permet à la chanteuse de s'échapper discrètement, pour se fondre parmi les éléments, devenir Gaïa, la nature déifiée, la source de l'univers, le mystère du fond des âges, le Tout et le Rien. Qui l'aime la suive, vers l'Eden.