Jackson C.Frank est le plus grand chanteur de Folk de tous les temps.
Dès la première chanson, « Blues Run The Game », la beauté de cette voix écorchée et voilée nous transperce le cœur, et pendant quelques instants, il est possible de redevenir cet enfant à qui l'on raconte une histoire avant de s'endormir ; et on s'attendrit, on se pose, on regarde intérieurement, en soi-même, la chose mélancolique refoulée qui tout à coup à l'écoute de cette musique se révèle et bouleverse chacun de nous.
C'est un peu comme si Dieu avait posé son doigt sur cet auteur injustement méconnu, presque renié, en lui disant « tu seras le folk Jackson, et tu l'incarneras mieux que quiconque" (juste le temps d'un album génial). « Blues Run The Game » et « Kimbie », sont tous deux faits de motifs country et d'arpèges folk d'un classicisme pur et dur, la guitare est posée, maîtrisée, tout en justesse cristalline. Sur ces deux morceaux, la voix est incroyable... c'est comme si toutes les harmonies de Fairport Convention avaient été synthétisées en une seule voix, puissante, et enregistrées dans une cathédrale. Il est des morceaux où tout le monde se tait, comme si l'on assistait à un enterrement. Car l'heure semble grave, et comme dans tout lieu saint, on est prié d'être attentif à pareille interprétation. Une voix avec cette puissance de suggestion, une voix qui fait à ce point parler l'âme ne peut que toucher. C'est la voix, the voice.
Le jeu de guitare est brillant, il n'y a pas de fioritures, d'artifices inutiles, de solos envahissants. A aucun moment la voix ne dérape. C'est Dieu en personne qui chante. Tout ici n'est que justesse et perfection. « Don't Look Back » et « Yellow Falls » sont des Folk plus enlevés. Le disque est proche de la cohérence du Freewheelin de Bob Dylan. Pour la voix, on peut penser à celle de Fred Neil, mais le chant est plus habité, plus religieux, plus maîtrisé, plus racé, à l'instar d'un Paul Simon (qui d'ailleurs à produit l'album). Il y a même une élégance propre aux chanteurs anglais, et une mélancolie que n'aurait pas renié un Nick Drake ("Milk and honey").
Dans « Here Come The Blues », d'un blues bien piqué, la voix part dans de délicieux sommets, et on peut penser à Joan Baez. C'est aussi beau à entendre que la voix de Karen Dalton ("I want to be alone").
Bon sang, « My Name Is Carnaval » est beau à en pleurer... Mais comment un homme peut-il chanter comme cela ? C'est comme si ça vie en dépendait, comme s'il était terriblement seul au monde (le chant d'"I want to be alone" retranscrit d'ailleurs bien ce sentiment), ou allait mourir. Et peu importe ce qu'il raconte, le chant transperce le cœur. Lou Reed avait bien dit, à juste titre, dans une interview, qu'il n'était pas nécessaire de comprendre les paroles d'une chanson mais simplement d'écouter, d'écouter le ton de la voix, son vibrato, pour être touché et comprendre de quoi il s'agissait. C'est exactement le cas ici. C'est un Folk avec un "F" majuscule, un folk universel, un folk adressé à tout le monde, un folk même pour ceux qui n'aiment pas le folk.
Éteignez la lumière, faites silence, mettez le disque, fermez donc les yeux. Le reste se fera.