Jackson C. Frank.
Retiens bien ce nom. C'est celui d'un homme, d'un martyr.
Il y a des histoires tragiques, difficiles. Et puis il y a Jackson C.Frank.


Un album et puis s'en va. Mais c'est plus compliqué que ça.
Son histoire à Jackson, elle commence à 11 ans. Pas d'enfance difficile, pas de racisme. Une enfance heureuse probablement. Mais c'est rarement au début que ça déraille.
11 ans de répit. Le calme avant la tempête.


La tempête, pour Jackson, ce fut un incendie. Alors que sa classe est en pleine leçon de musique, par l'explosion d'une chaudière, son école prend feu, tuant une quinzaine d'écoliers. De la neige pour éteindre le feu dans son dos. Trop tard, il est déjà brûlé sur la moitié de son corps. Mais plus que la blessure physique, c'est la blessure psychique qui restera. La peau, ça repousse, les traumatismes ça reste.


Pendant qu'il est à l'hôpital, son professeur lui amène une vieille guitare espagnole. C'est elle qui occupera sa convalescence, passée à découvrir cet instrument, à l'apprivoiser. Elle est comme lui sa guitare, un peu usée, un peu abîmée. La seule musique qui s'y prête, c'est le blues, ou la folk. Alors qu'il commence à aligner quelques accords, Jackson a la chance de rencontrer un jeune Elvis Presley.
C'est décidé. Tout pour la musique.


Jackson touche 100 000 $ de dommages et intérêts de son assurance pour l'incendie, et dilapide presque immédiatement tout. Avec ses derniers dollars, il s'embarque pour Londres, sur le Queen Elizabeth.
Pendant la traversée, il écrit Blues run the game. Il a compris la force du blues, il conte son histoire.
« When I'm not drinking, baby,
You are on my mind,
When I'm not sleeping, honey,
When I ain't sleeping, mama,
When I'm not sleeping
Well you know you'll find me crying. »


A Londres, il écume les scènes folk, et sort son premier album. Admiré et produit par Paul Simon, Jackson C. Frank ne semble pourtant pas fait pour ce métier.
Timide maladif, même en studio il refuse de jouer quand on le regarde et demande à être protégé par un écran. Paul Simon ira même jusqu'à l'enregistrer en prétextant de simples réglages sons pour qu'il accepte de jouer.
A chaque fois, quelques minutes pour se forcer à jouer. Pour se convaincre d'y aller.


Pourtant, quand il joue, l'évidence frappe.
Guitare-voix, pas de fioritures. Une technique simple mais efficace. Et surtout une voix à faire devenir riches les fabricants de mouchoirs. Sobre, profonde, posée. Une voix poignante.
Le temps s'arrête quand il joue ses morceaux inspirés, remarquablement écrits.


Le talent a frappé comme la foudre. Imprévisible, inarrêtable, surpuissant.
Pourtant, comme la foudre, il ne frappera pas deux fois au même endroit.
Jackson commence à avoir un blocage devant l'accueil dythirambique de son premier album, à mesure qu'il est de plus en plus hanté par son passé. Sa santé mentale décline, il devient incapable de prendre sa guitare sans revoir cet incendie.
La mélancolie se transforme en violence. Son trac pathologique l'empêche de se produire sur scène. Le public se désintéresse immédiatement.


Jackson retourne en Amérique, à Woodstock, sans sa compagne. Là-bas, il se mariera et aura un fils. Malheureusement, la vie a décidé de ne pas lui laisser de répit.
Son fils meurt, sa femme le quitte.
Jackson sombre dans la dépression, abuse des médicaments, commence à entendre des voix. Il se fait interner dans un hôpital psychiatrique.
Rapidement, il s'en échappe pour retourner à Londres, mais cette fois, pas de miracle.


Dans ces conditions atroces, Jackson C. Frank enregistre 5 dernières chansons, témoins d'un désespoir terminal, de la violence de la vie. La tristesse suinte de sa guitare.
Puis il retourne à New York. Après avoir vécu chez ses parents quelques temps, Jackson s'enfuit alors que sa mère se fait opérer à cœur ouvert. Sans prévenir, seul, il part dans New York espérant retrouver Paul Simon.


Jackson C. Frank erre. Perdu, seul. Clochard, un marin sans bateau, un chanteur sans guitare. Un génie sans inspiration. Un homme sans espoir.
Traité pour schizophrénie alors que lui est convaincu qu'il est en dépression, Jackson devient méconnaissable. Trace de l'incendie, sa thyroïde également déraille. Il prend du poids, perd sa voix.


Au début des années 90, un fan, Jim Abbott, le retrouve. De son idole de jeunesse, il ne retrouve qu'un homme obèse, négligé, abattu. Frank n'a plus que son nom, une valise et une paire de lunettes cassées.
Peu après, alors qu'il attendait sur un banc du Queens avant de retourner à Woodstock, on lui tire dessus. Son œil gauche quitte également la bataille dans cet incident. Ou plutôt cet accident, l'histoire établira qu'il était juste au mauvais endroit, au mauvais moment.


Une fois à Woodstock, Frank tentera à nouveau d'enregistrer, mais il est trop tard, tout est perdu.
Il n'aura finalement fait qu'un album.


Un seul album oui, mais un album qui concentre tout. La souffrance, la lumière, l'espoir, la beauté. L'essence même du blues capturée par une guitare et une voix.
D'ailleurs, à l'écouter cet album, c'est comme s'il savait déjà. Comme s'il était au courant de ce qui l'attendait.


Il fallait bien que ça s'arrête. Jackson C. Frank est mort le 3 mars 1999, à 56 ans.
Le blues l'a emporté.
Après tout, c'est lui qui décide.
Où qu'on aille, quoi qu'on fasse, Blues run the game.

Créée

le 24 oct. 2015

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