Un superbe exercice de style
Nous sommes en 1983. The Cure a sorti son premier single à peine quatre ans plus tôt et a déjà enregistré quatre disques, dont l'éminent « Pornography ». Mais la tournée censée assurer la promotion de cette oeuvre maladive a tourné au fiasco, si bien que le groupe n'existe quasiment plus. Robert Smith et Laurence Tolhurst, deux des membres fondateurs, se retrouvent seuls aux commandes du navire, pas franchement déterminés, au départ, à colmater les fuites. Mais la fierté du leader reprend peu à peu le dessus : Smith se remet à composer. Et ce qu'il croit être des chansons un peu bêtes sur le moment (son exigence artistique le poussant à montrer peu d'estime envers celles-ci) se révèleront salvatrices pour sa carrière musicale. D'une importance capitale même.
« Japanese whispers » est donc le fruit de cette renaissance. Avant d'aller plus loin, petite précision : « Japanese whispers » n'est pas vraiment un album, mais une compilation de singles (« Let's go to bed » / « The walk » / « The Lovecats ») accompagnés de leurs faces B. Là où ça se complique, c'est que l'ambiance de celle-ci est si homogène que l'on croirait un véritable album, ce qui en fait un cas à part dans la discographie du groupe : même les fans ont un peu de mal à le situer. L'explication est simple : Smith avait beau être revenu de l'enfer, il n'en restait pas moins extrêmement perfectionniste dans sa création, incapable de se prostituer juste pour passer à la radio. Après avoir engendré un « Seventeen seconds » ou un « Faith », il y a fort à parier qu'il se sentait limite coupable de proposer quelque chose de beaucoup plus léger, de plus pop ; et lorsque le succès est arrivé, il l'a accueilli avec ironie, voire une certaine consternation, persuadé que ses travaux précédents valaient mille fois mieux.
Si lui est parvenu à se métamorphoser, à accepter de changer, faisant muter les Cure dans le même temps, une partie des admirateurs s'est sentie bafouée et n'a pas suivi le mouvement, tant le choc fut rude pour eux. Conséquence logique, dirons-nous : il est vrai qu'entre « One hundred years » et « The lovecats », il y a un gouffre. The Cure n'est donc pas mort en 1982, mais une certaine idée de The Cure, oui. Pour autant, les titres de « Japanese whispers » sont-ils mauvais, incapables de rivaliser avec les anciens ? La réponse est non. Certes, la différence saute aux yeux, à tel point qu'elle peut aveugler, mais dans l'atmosphère qui s'en dégage, il est pourtant impossible de ne pas reconnaître la patte de Smith, quittant les sentiers escarpés, les falaises abruptes de la cold wave, pour les territoires plus fantasmagoriques, parfois piégés et marécageux, de la new wave. Il présente donc à travers ces huit morceaux une facette un brin plus accessible, mélange de ses influences romantiques (au sens littéraire du mot), de psychédélisme japonisant, et, sur la fin, de groove jazzy. Et la synthèse fonctionne bien, parfois même admirablement. La richesse des mélodies et des textes est toujours là ; l'univers exhale des parfums de rêves, de cauchemars, de souvenirs, d'illusions désespérées, d'amours moites et adolescents, à la fois pulsionnels, naïfs, timides et tendres. Ainsi, « Let's go to bed » dépeint avec une fausse fraîcheur l'hésitation virginale, maelström de peurs et d'envies, précédent le premier rapport sexuel (« I don't want it if you don't / I won't play it if you don't play it first... »). Mêmes émois romanesques avec « The walk » et ses jeunes amants qui meurent lorsqu'on les désunit, ou « The dream » et « The upstairs room », où se confondent sexe réel et imagé, fantasmes et innocence, impatience et nostalgie. Avec « Just one kiss », baiser métaphoriquement empoisonné, empreinte indélébile sur un cœur tourmenté, Smith quitte pour un temps le côté gracile et lumineux de ses nouvelles compositions et revient à plus de noirceur, de profondeur... Et que dire alors de « Lament », monstre sombre et puissant, bijou de désespoir luisant au milieu de cette candeur pastel, qui prouve que les porte-drapeaux de la cold wave n'ont pas dit leur dernier mot. Mais déjà, on s'aperçoit que l'état d'esprit de Smith et Tolhurst a évolué, et les habituels horizons funestes qui concluaient les albums de la « trilogie glacée » (notamment « Faith » et « Pornography ») ne trouveront ici aucun écho comparable, alors que « Lament » aurait été parfait dans ce rôle. Pour la première fois sans doute, The Cure prend – volontairement, soyons fous - son public à rebrousse-poil avec « The lovecats », un titre intelligemment débile, au clip délirant, revisitant « Les Aristochats » sous LSD, à grands renforts de basses jazzy et de trompettes trompeuses. « Speak my language », quelques minutes plus tôt, faisait aussi une incursion sur ce territoire étrange pour le groupe ; une chanson de transition sympa mais assez anecdotique, et pas aussi débridée.
Voilà, trente-six minutes ont passé. C'est la fin de cet hybride musical : trop sérieux pour n'être qu'une simple compil', pas assez pour être considéré comme un album à part entière. Une seule chose à faire, l'écouter pour savoir de quel côté on se place. Petite information : toutes les faces B présentes sur « Japanese whispers » ont été remasterisées et sont ressorties sur « Join the dots », une vraie compilation de B-sides et de raretés, cette fois... Mais personnellement, je prends plus de plaisir à les réentendre dans ce contexte de 1983, assez bizarre pour le groupe. Ces Cure, même quand ils pensent faire les choses mal, il faut toujours qu'ils s'arrangent pour les faire un peu bien !