Léo vient de quitter Barclay. Il a tenté de le tuer artistiquement en l'interdisant juridiquement de publier sa voix sur un disque. Qu'à cela ne tienne, il va pas publier sa voix... il va faire un album instrumental, puis un album par Pia Colombo, et avec un beau doigt d'honneur caché et littéraire écrit sur l'arrière de la pochette ! Léo aspire désormais à l’indépendance totale, quitte à en payer le prix de sa notoriété, qui se feras de plus en plus amincie et réservée à un certain public fidèle, et sa rentabilité par conséquent. Mais il s'en fout, c'est la Création qui compte. C'est sa troisième vie artistique (comme le nombre de femmes qu'il a épousé dans sa vie...), qui s'est ouvert sur le disque "Je te donne". Outre sa pochette qui fais de nouveau un doigt d'honneur, non seulement à Barclay, mais également à Madeleine d'une certaine manière, il faut reconnaître qu'à part la chanson éponyme, c'est trop long, trop répétitif et finalement très ennuyant ("Muss es Sein ? Ess mus sein !", quelle horreur...). Malheureusement, la majorité des albums de cette troisième vie seront de ce tonneau, trop symphoniquement doux, avec des cordes à ne plus savoir quoi en foutre, des expérimentations oubliées... Personne n'était là pour lui dire qu'il commençait à déconner, malheureusement. Cette période est largement celle qu'on passe sous silence, réservée à une élite minuscule d’intellectuels. Il foirait même les plus beaux projets à cause de ce rabâchage en arrangements instrumentaux, comme pour "l' Opéra du Pauvre". Mais je retiens tout de même deux produits: le triple album "Ludwig-Le bateau ivre-L'imaginaire", assez conceptuel au final, et livrant des titres bouleversants comme "La Marge" et une adaptation fascinante du célèbre poème de Rimbaud. Et surtout ce disque, "la violence et l'ennui", qui est pourtant un de ses moins accessibles.
Dans la même veine que "Et basta !", pas aussi extrémiste que "Une saison en Enfer" (il est quasi inécoutable celui-là tellement il est allé trop loin), cet album est fondé sur le piano et les claviers, qu'il utilise seul. Trois chansons seulement ont une instrumentalisation riche et baroque, enregistrée préalablement à Milan. Il a souhaiter ici livrer un véritable hommage à la Mer, autant qu'à l' Anarchie. Il a totalement réussi, ça sent le port d'ici. Il en profite pour nous apporter sa plus belle pochette, et une formule très belle à l'arrière de la pochette : "E égale M C carré. L'énergie de ton idolâtrie est inversement proportionnelle au carré de la distance qui me sépare de vous. C'est aussi ça la relativité..."
Il s'ouvre sur un précurseur évident du rap. Avant même qu'il émerge réellement en France (le disque est sorti en 1980, le texte a été conçu une dizaine d'années plus tôt !). "La Violence et l' Ennui" est violent, un véritable coup de poing dans la gueule des bourgeois. Sa plume est une arme, et les percussions en arrière intensifient cette fièvre douloureuse. Magnifique. "La Tristesse", qui est donc aussi triste qu'il l’annonce, est bouleversant. Il retrouve sa bonne vieille technique des Définitions pour exprimer un sentiment, comme il l'avait déjà fait avec "l' enfance" et "la mélancolie". C'est un chat étendu comme un drap sur la route... c'est une flaque d'eau qui se prend pour la mer... "Géométriquement tien" reprend des vers des "Chants de la Fureur", poème fleuve admirable écrit une vingtaine d'années plus tôt. Il est très doux, très agréable, malgré qu'il soit assez inaccessible textuellement. La peur de l' Ennui plane au-dessus de ses amours contrariés: Nous pourrons dessiner l'ennui, dont se meurent les parallèles... Mais autant j'avais réussi avec cette chanson, autant j'ai jamais compris "Words, Words, Words" ! L'intention politique est claire, mais peut-être que je suis trop jeune pour comprendre de quoi il veut parler. Peut-être aussi qu'il est devenu crypté avec le temps, et qu'il était très actuel à l'époque, comme il l'a déjà fait avec "les temps sont difficiles"... En tout cas, ça m'a gâché l'écoute, malgré la musique, qui s'imprègne beaucoup de celle de "Ton style", qui est magnifique et compense un peu. Retournement de face, place à "Marseille" ! C'est un hommage assez sinistre, mais qui a un certain entrain bizarrement... le clin d’œil à Apollinaire fait sourire, et les paroles sont toujours très belles. "La mer noire" est du même style, avec un texte plus compliqué (et encore puisant dans "les chants de la fureur" !) mais des arrangements toujours plus proche d'une ambiance miséreuse et marine. Et puis, "FLB"... j'ai toujours pensé que c'était très dur d'écrire des paroles convenables pour décrire le ressentiment humain face à la Mer. Je maintiens que c'est quasiment impossible, tant on atteint là un certain niveau de mysticisme. Seulement deux poètes ont un très beau niveau sur cet exercice à ma connaissance: Baudelaire, et Léo. "FLB" reprend les principales idées des "Chants de la Fureur" (vraiment l’œuvre de sa vie) et en fait une chanson justement mystique, avec un piano extrêmement intime, voyageur. En l'écoutant, on visualise tout-à-fait la nuit qui s'installe, et lui devant la Lune faisant reluire "les lèvres de nos rêves"... Le texte est juste hallucinant, à tirer les larmes des yeux. Quant à la mélodie, elle est pleine de solidarité, elle tient chaud dans sa mélancolie. Un grand moment, où les 7 minutes passent très vite. Il achève sur un poème de Villon, "Frères humains". La langue m'a toujours empêché de m'intéresser à ce poète pourtant intemporel. Même Léo n'a pas réussi à m'intriguer sur le texte. Mais la musique derrière, comme "Words Words Words" me traverse. Il avait un sens du lyrisme qui était incroyable. Il a donc, quand même, réussi à me faire partager son poème. Là est la plus grande fierté de Léo Ferré : la mise en valeur des poètes, jusqu'aux plus inaccessibles.
Peu d'albums auront été si personnels, si sincères, si émouvants. Je vous le conseille vivement, malgré son caractère vraiment pas fréquent !
PS: ne faites pas attention aux rajouts de morceaux de SensCritique sur leur playlist personnelle: les 4 derniers sont issus du triple-album dont j'ai parlé au début de la critique.